Le parler "naturel" et la "grammaire"
Dante Alighieri (Florence 1265 - Ravenne 1321) est né dans une famille bourgeoise à Florence, ville qui se trouvait dans une période d’expansion économique et culturelle, mais aussi de guerres entre les factions des guelfes (qui soutenaient le Pape) et les gibelins (qui soutenaient l’Empire), qui ont agité l’Italie à partir de la moitié du XIIIe siècle. Dante, qui était engagé dans la vie politique de Florence, faisait en principe partie de la faction des guelfes blancs, quoiqu’il exprimât des idées plus proches des gibelins dans ses œuvres. Pour cette raison il a été exilé de Florence en 1301. Dante avait étudié les arts libéraux (grammaire et sciences) et avait été disciple de Brunetto Latini, homme politique et érudit florentin qui avait été exilé en France. Il est probable qu’il ait aussi fait des études à l’Université de Bologna, la plus ancienne et, à l’époque, la plus importante université d’Italie.
Dante pratiquait la littérature et il composa d'abord des poésies à la manière du dolce stil novo, dont il rassembla une partie dans La vita nuovaLa nouvelle vie (1293-1294, autobiographie poétique) et dans le ConvivioLe banquet (1304-1307, un commentaire allégorique et philosophique de ses poésies). Ces deux œuvres traitent la question de la prééminence de la langue vulgaire. Mais son œuvre la plus importante en ce qui concerne l’histoire de l’italien est sans doute le traité théorique De vulgari eloquentiaDe l’éloquence vulgaire écrit en 1303-1305. L’ouvrage est rédigé en latin car il s’agissait d’un traité scientifique, mais il est profondément moderne pour son époque, comme le remarque Dante lui-même au début de cet extrait : "Puisque nous ne trouvons personne qui, avant nous, a traité en quelque façon de l’éloquence en langue vulgaire". Il continue en affirmant que celle-ci surpassait le latin car c’était une langue naturelle, sans règles, qu’on apprend de sa propre nourrice, tandis que la grammaire, c’est-à-dire le latin, était une invention des érudits : "Il existe aussi ensuite un autre parler qui nous est secondaire, que les Romains nommèrent grammaire". En effet il pensait à deux variétés linguistiques : pour lui la langue vulgaire dérivait d’une ancienne langue ‘naturelle’ à côté d’une autre pour laquelle on avait créé des règles, une grammaire, afin qu’elle reste stable et puisse servir à la culture. Il faut dire que Dante n’avait pas tout à fait tort en posant la question de cette façon car l’histoire des langues implique presque toujours la sélection d’une variété plutôt qu’une autre et la formulation de règles grammaticales pour qu’elle puisse s’adapter à toutes les circonstances. À l’époque de Dante et jusqu’au XVIe siècle, on pensait que la langue vulgaire ne possédait pas de "grammaire"...
Dans la deuxième partie du passage cité ici (il s’agit de deux passages tirés du premier livre), Dante présente une réflexion sur les langues d’Europe et les langues romanes en particulier. Il avait fait appel précédemment au mythe biblique de la Tour de Babel dont la construction avait suscité la colère de Dieu qui, en la détruisant, avait causé la confusion des langues ("la confusion vengeresse") et avait ainsi créé les langues différentes. Dante classe les langues d’Europe en trois groupes, essentiellement les langues germaniques (plus les langues slaves et le hongrois), le grec et enfin les langues romanes, qu’il divise aussi en trois groupes : "ydioma tripharium"idiome triple, qui se distinguent par leur particule affirmative. Ceci est la célèbre distinction entre langue d’oïl (= oui en français) et langue d’oc (= oui en occitan), ainsi que lingua del sì (langue du si = oui en italien) ; Dante ignorait les variétés ibériques et le roumain. Cependant on pourrait dire qu’il inventa la linguistique romane en se rendant compte des rapports entre le français, l’occitan et l’italien en comparant des mots comme Dieu, ciel, amour, mer, etc.
Le vrai but de De vulgari eloquentia est d’écrire un traité de rhétorique et de poétique et l’œuvre est connue comme Rhetorica Dantis (la rhétorique de Dante) dans une partie de la tradition manuscrite. Dans un pays qui n’est pas uni, il cherche une langue pour la poésie, pour une poésie italienne. Voilà la raison pour laquelle il examine les différentes variétés régionales d’italien – ainsi De vulgari eloquentia est aussi un traité de dialectologie - pour arriver à la conclusion que cette langue ne correspond à aucune variété locale. Ce que cherchait Dante c'était une variété suprarégionale comme semblait être la langue des poètes de l’école sicilienne, qu’il lisait dans les manuscrits toscans, ou bien celle des troubadours occitans. Cette langue serait un vulgaire illustre, dans le sens qu’elle donnerait du lustre à la "langue vulgaire (Du Bellay utilise également cette image dans la Deffence et illustration de la langue française).
Dante pensait écrire quatre livres sur ce sujet, mais il abandonna le projet vers la fin du deuxième livre, probablement parce qu’il avait commencé à écrire la Divine Comédie (1303/4–1321) où il dépassa le modèle linguistique pour la poésie qu’il proposait. Son chef d’œuvre offre un exemple de ce qu’on a appelé un "plurilinguisme et de polyglottie des styles", tandis que dans De vulgari eloquentia, au moins dans ce qu'il en reste, il propose plutôt un monolinguisme pour la poésie.
Ce traité, cependant, n’a eu aucune influence à son époque. À part quelques citations dans la Chronique de Villani et le Trattatello in laude di Dante (vie de Dante) de Boccace, l’œuvre a été oubliée pour apparaître de nouveau au XVIe siècle quand Gian Giorgio Trissino en a publié une traduction en 1529. Ensuite le texte latin fut publié à Paris en 1577 par l’exilé florentin Jacopo Corbinelli. Grâce à cette redécouverte au XVIe siècle, le traité de Dante a beaucoup influencé le débat sur l’italien, la questione della lingua, qui a eu lieu deux siècles après, mais il a également inspiré des auteurs dans toute l'Europe qui ont entrepris de proclamer l'éloquence de leurs "vulgaires" respectifs...
Cum neminem ante nos de vulgaris eloquentie doctrina quicquam inveniamus tractasse, atque talem scilicet eloquentiam penitus omnibus necessariam videamus, cum ad eam non tantum viri, sed etiam mulieres et parvuli nitantur in quantum natura permictit: volentes discretionem aliqualiter lucidare illorum qui tanquam ceci ambulant per plateas, plerunque anteriora posteriora putantes, Verbo aspirante de celis locutioni vulgarium gentium prodesse temptabimus, non solum aquam nostri ingenii ad tantum poculum aurientes, sed, accipiendo vel compilando ab aliis, potiora miscentes, ut exinde potionare possimus dulcissimum ydromellum.Puisque nous ne trouvons personne qui, avant nous, a traité en quelque façon de la doctrine de l’éloquence en langue vulgaire, et que nous voyons qu’une telle éloquence, précisément, est profondément nécessaire à tous, car non seulement les hommes, mais aussi les femmes et les enfants, s’efforcent de la posséder pour autant que Nature le leur permet, et comme nous voulons de quelque manière le discernement de ceux qui, comme nous voulons de quelque manière le discernement de ceux qui, comme des aveugles, cheminent par les places et qui, souvent, confondent l’avant et l’arrière, nous tenterons, sous l’inspiration du Verbe depuis les cieux, d’apporter notre aide au parler des gens qui s’expriment en vulgaire, non seulement en tirant l’eau de notre esprit pour un tel breuvage, mais encore, par la fréquentation et la compilation des travaux d’autrui, en mélangeant le meilleur, afin de pouvoir ensuit boire le plus doux hydromel.
Sed quia unamquanque doctrinam oportet, non probare, sed suum aperire subiectum, ut sciatur quid sit super quod illa versatur, dicimus, celeriter actendentes, quod vulgarem locutionem appellamus eam qua infantes assuefiunt ab assistentibus cum primitus distinguere voces incipiunt; vel, quod brevius dici potest, vulgarem locutionem asserimus, quam sine omni regula, nutricem imitantes, accipimus. Mais, parce qu’il faut non pas agréer chaque doctrine mais mettre au jour son sujet pour savoir de quoi elle retourne, nous disons, pour atteindre promptement notre but, que nous appelons parler « vulgaire » celui auquel les petits enfants sont habitués par ceux qui s’en occupent, dès qu’ils commencent à distinguer les sons ; ou, pour faire plus court, le parler « vulgaire », nous le soutenons, est celui que nous recevons en imitant, sans aucune règle, notre nourrice.
Est et inde alia locutio secundaria nobis, quam Romani gramaticam vocaverunt. Hanc quidem secundariam Greci habent et alii, sed non omnes: ad habitum vero huius pauci perveniunt, quia non nisi per spatium temporis et studii assiduitatem regulamur et doctrinamur in illa. Il existe aussi ensuite un autre parler qui nous est secondaire, que les Romains nommèrent grammaire. Les Grecs ont ce parler secondaire et d’autres aussi, mais pas tout le monde : or peu de gens parviennent à s’y familiariser, parce que ce n’est qu’après un certain temps et une étude assidue que nous sommes rompus à ses règles et à sa doctrine.
Harum quoque duarum nobilior est vulgaris: tum quia prima fuit humano generi usitata; tum quia totus orbis ipsa perfruitur, licet in diversas prolationes et vocabula sit divisa; tum quia naturalis est nobis, cum illa potius artificialis existat.De ces deux parlers, le plus noble est le vulgaire, d’abord parce qu’il fut le premier en usage parmi le genre humain, ensuite parce que le monde entier en a le fruit, bien qu’il se divise en prononciations et en vocables, enfin parce qu’il nous est naturel, alors que l’autre a plutôt une existence artificielle.
Et de hac nobiliori nostra est intentio pertractare.Et c’est de ce parler plus noble que nous avons l’intention de traiter.
[…]
Ab uno postea eodemque ydiomate in vindice confusione recepto diversa vulgaria traxerunt originem, sicut inferius ostendemus. Nam totum quod ab hostiis Danubii sive Meotidis Paludibus usque ad fines occidentales Anglie Ytalorum Francorumque finibus et Occeano limitatur, solum unum optinuit ydioma, licet postea per Sclavones, Ungaros, Teutonicos, Saxones, Anglicos et alias nationes quamplures fuerit per diversa vulgaria dirivatum, hoc solo fere omnibus in signum eiusdem principii remanente, quod quasi predicti omnes iò affirmando respondent.Comme nous le montrerons plus bas, divers vulgaires tirèrent leur origine d’un seul et même idiome reçu au moment de la confusion vengeresse. Car tout ce qui, depuis les bouches du Danube ou les marais de Méotide jusqu’aux confins occidentaux de l’Angleterre, est limité par les confins des Italiens et des Francs ainsi que par l’Océan, reçut un seul idiome, et ce, bien que plus tard celui-ci ait connu des dérivés dans divers vulgaires, chez les Slavons, les Hongrois, les Teutons, les Saxons, les Anglais et d’autres nations diverses, un seul signe restant pour presque tous de leur origine semblable : qu’à peu près tous les peuples susdits répondent jo pour opiner.
Ab isto incipiens ydiomate, videlicet a finibus Ungarorum versus orientem, aliud occupavit totum quod ab inde vocatur Europa, nec non ulterius est protractum. Partant de cette idiome, à savoir celui que s’étend des confins des Hongrois vers l’est, un autre a occupé tout ce qui à partir de ce point est appelé Europe, et s’est même étendu au-delà.
Totum vero quod in Europa restat ab istis tertium tenuit ydioma, licet nunc tripharium videatur: nam alii oc, alii oïl , alii sí affirmando locuntur, ut puta Yspani, Franci et Latini. Signum autem quod ab uno eodemque ydiomate istarum trium gentium progrediantur vulgaria, in promptu est, quia multa per eadem vocabula nominare videntur, ut ‘Deum’, ‘celum’, ‘amorem’, ‘mare’, ‘terram’, ‘est’, ‘vivit’, ‘moritur’, ‘amat’, alia fere omnia. Mais tout ce qui reste en Europe à partir de ces régions a gardé un troisième idiome, et ce, bien qu’il semble aujourd’hui trifide : car les uns dissent oc, d’autres oïl, d’autres si, pour opiner, soit respectivement les Hispaniques, les Frans et les gens du Latium. Le signe que les vulgaires de ces trois peuples viennent d’un seul et même idiome est assurément que beaucoup de choses semblent nommées par les mêmes vocables comme « Dieu », « ciel », « amour », « mer », « terre », « est », « vit », « meurt », « aime », et presque toutes les autres.
Istorum vero proferentes oc meridionalis Europe tenent partem occidentalem, a Ianuensium finibus incipientes. Qui autem sí dicunt a predictis finibus orientalem tenent, videlicet usque ad promuntorium illud Ytalie, qua sinus Adriatici maris incipit, et Siciliam. Sed loquentes oïl quodam modo septentrionales sunt respectu istorum: nam ab oriente Alamannos habent et ab occidente et septentrione anglico mari vallati sunt et montibus Aragonie terminati; a meridie quoque Provincialibus et Apenini devexione clauduntur. Parmi ceux-là, ceux qui prononcent oc tiennent la partie occidentale de l’Europe méridionale, en commençant par les confins des Génois. Ceux qui disent si tiennent la partie orientale depuis les confins susdits et jusqu’à ce promontoire de l’Italie par où commence le repli de la mer Adriatique et jusqu’à la Sicile. Mais ceux qui disent oïl sont en quelque sorte des septentrionaux par rapport aux autres, car ils ont à l’est les Alamans et à l’ouest et au nord ils sont bordés par la mer anglaise et voient leur terme aux montagnes de l’Aragon ; et au sud ils sont cernés par les Provençaux et la chaîne des Apennins.
Dante Alighieri, De vulgari eloquentia, éd. Enrico Fenzi, avec la collaboration de Luciano Formisano et Francesco Montuori, Rome, Salerno editrice, 2012, I, 1, 1-4; 8, 3-6. . Traduction de E. Marguin et M. Gally, dans Gally, Michèlle (dir.) (2010), Oc, oïl, si. Les langues de la poésie entre grammaire et musique. Traductions et commentaires sous la direction de -, Paris : Fayard.