Rome, romanisation, latinisation

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De Rome à l'Empire romain

Vidéo: Rome, de la naissance à la chute

Si la romanisation est le fruit de la conquête militaire et de l'installation du pouvoir romain dans les territoires conquis, la latinisation est le corollaire sociolinguistique de l’expansion territoriale, économique et culturelle de l’Empire romain.  Mais la latinisation fut postérieure et plus lente que la romanisation. On peut dire que Rome, exerçant un pouvoir politique et économique fort, n’a pas mené de politique linguistique explicite : elle n'a pas imposé sa langue, ni par de mesures coercitives, ni par la voie d’une législation linguistique. Cependant ceci n'a pas empêché l'adoption du latin dans l’immense majorité du territoire de l’Empire : comme langue de l’administration, de l’enseignement, du commerce et plus tard, comme langue de la liturgie chrétienne. Le latin est devenu la langue quotidienne des habitants de presque tout l'Empire, condamnant à la disparition les langues et variétés autochtones. Mais durant longtemps l'Empire romain fut une mosaïque de peuples parlant des langues différentes. 

Aucune loi n'obligeait donc les peuples soumis à adopter le latin et l'apprentissage de cette langue pour faire carrière ne concernait qu'une minorité, mais son prestige, le prestige de la culture latine et les nécessités commerciales, administratives et ecclésiastiques poussaient les vaincus à adopter de leur propre gré la langue de Rome. W. Stroh (2012) nous livre quelques témoignages historiques rapportés par Titus Livius qui montrent cette tolérance sociolinguistique du dominant envers les dominés. Ainsi, en 180, les habitants de la ville de Cumas, où la langue officielle était l'osque, demandèrent à Rome l'autorisation ut publice Latine loquentur (Titus Livius 40.42.13), c'est-à-dire le droit d'utiliser le latin comme langue administrative, droit qui leur fut octroyé pour leur fidélité politique. Cet épisode montre que l'utilisation de la langue du dominant était vue comme un privilège. D'autres peuples opposèrent plus de résistance (ce fut le cas des peuples de culture grecque du Sud de l'Italie ou des habitants de la Toscane (Tusc-ania, la terre des Étrusques), mais peu à peu les gens des peuples soumis finirent par oublier leurs identités premières et adoptèrent l’identité romaine. Cela dit, comme le rappelle H. Inglebert, "il ne faut pas confondre latinité et romanité, ni oublier que l'on pouvait exprimer la romanité en grec" (Inglebert 2005 : 335).

Les langues des peuples soumis

L'Empire romain est arrivé à occuper environ 4 millions de kilomètres carrés et a compté entre 45 et 60 millions d'habitants. Dans cet espace si important on parlait de nombreuses langues et variétés dont il est actuellement impossible de dresser une liste complète car peu d'entre elles ont été écrites ou signalées par les auteurs de l'époque (Inglebert 2005 : 336). Par ailleurs les déplacements de populations (conquêtes, esclavage, commerce, colonisation...) contribuaient sans doute au changement linguistique ainsi qu'à la création de variétés hybrides de transition. Ceci explique le rôle de certaines langues comme langues de communication interpeuples, dont le grec en Orient et le latin en Occident, mais aussi l'araméen au Proche Orient et le punique en Afrique du Nord (ibid.)

Dans son expansion, le latin a rencontré ainsi beaucoup de langues appartenant à des familles variées qui se trouvaient dans des situations linguistiques diverses et complexes et encore aujourd’hui, souvent peu connues. Ainsi, dans la seule Italie romaine, on pouvait compter une vingtaine de langues indoeuropéennes (langues italiques (latin, falisque, vénète- parlers osco-ombriens, celte, ligure, grec, messapien...) et non indoeuropéennes (étrusque, nord-picénien). Dans la péninsule Ibérique, on peut citer l'ibère, le proto-basque, le phénicien, le punique, le celtibère, le lusitanien, le grec... En Gaule dominaient les parlers celtes mais on trouvait aussi le protobasque, des langues mal connues en Aquitaine, l'ibère, le grec, des parlers germaniques... Ailleurs on peut encore citer des dizaines de langues : l'égyptien ancien, l'hébreu, le phénicien, le berbère, l'araméen, le moyen-perse, l'anatolien, etc. Certaines langues ont opposé une grande résistance, d’autres ont été absorbées par le latin : les unes et les autres ont laissé des traces plus ou moins importantes dans la langue latine et par là dans les langues romanes actuelles.

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 Danseurs et musiciens, tombe des léopards,
nécropole de Monterozzi,Tarquinia

Cette multiplicité de langues et de cultures n'impliquait pas l'existence d'identités nationales dans le monde romain où le multilinguisme était fréquent. Par ailleurs, bien que beaucoup de langues fussent utilisées à l'écrit dans des usages religieux ou funéraires, seulement quelques-unes ont été des langues d'usage administratif, culturel et/ou littéraire. Parmi celles-ci on signale l'araméen, le punique, le copte et l'hébreu qui jouèrent un rôle important à l’échelle régionale. Mais seulement le grec et le latin peuvent être considérés comme langues administratives, de communication et de culture à l'échelle du monde romain (ibid. 340).

Graecia capta ferum victorem cepit et artes intulit agresti LatioLa Grèce vaincue soumit son farouche vainqueur et porta les arts au Latium sauvage

Cette phrase écrite par Horace (Epist. 2.1.156-157) nous permet de percevoir les rapports paradoxaux entre Rome et la Grèce, car si les Grecs acceptèrent la domination politique de Rome, les Romains n'ont pu que reconnaître l'importance culturelle de la Grèce. Ainsi, dans la partie orientale de l'Empire, le grec joua le rôle de langue administrative et de culture. Le grec n'était pas vraiment une langue étrangère à Rome, il y était présent parmi toutes les classes sociales grâce aux marchands et aux esclaves et aussi à travers la culture grecque (les premiers prosateurs latins ont écrit en grec). Cette présence explique le nombre très important de mots du grec qui sont rentrés dans le latin.  

Les Romains avaient l’impression que la langue grecque (étudiée par les personnes cultivées) était supérieure à la langue latine : plus riche et plus harmonieuse. Cicéron de son côté considérait le grec comme une langue universelle : Graeca leguntur in omnibus fere gentibus, Latia snuis finibus exiguis sane continenturle grec se lit à peu près chez tous les peuples, tandis que le latin est enfermé dans ses frontières bien étroites (Arch. 23) et l'aristocratie étudiait cette langue depuis le plus jeune âge, avant même le latin (Rochette 2008). C'est ainsi que le conseille Quintilien dans le premier livre de l'Institution oratoire : 

1.1.12-14 : a sermone Graeco puerum incipere malo (…). Non tamen hoc adeo superstitiose fieri uelim, ut diu tantum Graece loquatur aut discat, sicut plerisque moris est. (…) Non longe itaque Latina subsequi debent et cito pariter ire. Ita fiet ut, cum aequali cura utramque linguam tueri coeperimus, neutra alteri officiat.C’est par le grec que, selon mes préférences, l’enfant doit commencer (…). Toutefois, je ne voudrais pas que l’on ait la superstition d’imposer longtemps à l’enfant de parler et d’apprendre seulement le grec, comme c’est la mode aujourd’hui (…). L’étude du latin doit donc suivre peu après et aller bientôt de pair avec celle du grec ; ainsi, quand nous aurons apporté aux deux langues un soin égal, aucune des deux ne gênera l’autre. Trad. J. Cousin, cité par Rochette 2008

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Aristote. Copie romaine  (Ier ou IIe s. ap. J.-C.)
 (Musée du Louvre).

L'étude du grec, puis, à courte distance, du latin devait permettre un équilibre entre les deux langues débouchant sur un bilinguisme plus ou moins parfait, entretenu chez l'enfant par la fréquentation des pédagogues hellénophones. Tacite (Dialogue 23) raconte que l'apprentissage du grec par les enfants se faisait d'abord par la fréquentation des esclaves grecs, les nourrices, et puis les pédagogues à tel point qu'il devenait la langue première d'un grand nombre de Romains de l'aristocratie (Rochette 2008). L'éducation reçue à Rome se poursuivait généralement par un séjour d’étude plus ou moins long en Grèce, durant lequel les jeunes romains pouvaient étudier la rhétorique et la philosophie dans le berceau même de ces disciplines. La conséquence fut la constitution d’une classe aristocratique parfaitement bilingue (ibid.).  

Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que le code-mixing et le code-switching soint fréquents (Orlandini et Poccetti 2012 : 2). Mais le bilinguisme ne doit pas être vu comme une preuve de soumission à la Grèce : le latin remplissait tout de même le rôle de langue du pouvoir et de la domination politique. Et lorsqu'il s'agissait de communiquer avec les peuples soumis, le latin était de mise : ainsi, bien qu'au Sénat on parlât en grec, les magistrats de Rome ne répondaient qu'en latin aux ambassadeurs étrangers, qui devaient répondre dans cette même langue (ou alors faire appel à des interprètes). Les deux exemples suivants, rapportés par B. Rochette (1997) montrent cette communication plurilingue hiérarchisée en décalage : le supérieur romain parle en latin devant des sujets qui ne peuvent pas le comprendre, et un subordonné latin traduit le texte en grec. Le grec a une fonction communicative, le latin une fonction symbolique, s'agissant de souligner la supériorité de Rome : 

- En 191, le consul Caton, lors d’un voyage à Athènes, ne voulut pas s’adresser aux Athéniens en grec : il fit traduire dans cette langue le discours qu’il avait tenu en latin devant eux (Plutarque, Cat. Mai., 12.5).

- Le général Paul-Émile, après la défaite définitive de la Macédoine en 167, annonça aux Grecs le nouvel ordre qui devait s’instaurer en Grèce. Il fit la proclamation en latin et laissa à un interprète le soin de traduire en grec (Tite-Live 45.29.3).