La question linguistique commence à être un objet du politique. Mais ce qui intéresse le Pouvoir royal n’est pas tellement la langue « parlée » par le peuple mais la langue de l’administration et de la justice. Dans ces domaines le latin est vu de plus en plus comme un écueil au bon fonctionnement des Royaumes. Dans de nombreux États les langues communes remplacent peu à peu le latin.
Ainsi, en France, en 1539, François 1er signe l’Edit de Villers-Cotterêts composé de 192 articles qui ont comme finalité de contribuer au bon fonctionnement de la justice : la question linguistique n’est traitée que dans les articles 110 et 111 :
Article 110
Que les arrestz soient clers & entendibles.
Et affin qu'il n'y ait cause de doubter sur l'intelligence desdictz arrestz, nous voulons & ordonnons qu'ilz soient faictz & escriptz si clairement, qu'il n'y ayt ne puisse avoir aucune ambiguité ou incertitude ne lieu a en demander interpretation.
Article 111
De prononcer & expedier tous actes en langage françoys.
Et pource que telles choses sont souventes fois advenues sur l'intelligence des motz latins contenus esdictz arrestz, nous voulons que doresnavant tous arrestz ensemble toutes autres procedures soient de noz courz souveraines ou aultres subalternes & inferieures, soient de registres, enquestes, contractz, commissions, sentences, testamens et aultres quelzconques actes & exploictz de justice, ou qui en dependent, soient prononcez, enregistrez & delivrez aux parties en langage maternel françois et non autrement.[1]
On a beaucoup discuté à propos de cet Edit et notamment sur l’expression « langage maternel françois et non autrement ». Pour certains il s’agirait tout simplement de bannir le latin (qui n’est plus à cette époque une langue maternelle en France), pour d’autres elle fait référence exclusivement à la « langue française » et donc les autres langues de France seraient proscrites tout comme le latin. On peut donc percevoir en filigrane les deux concurrents de la langue du Roi… Concernant l’impact réel de cette Ordonnance, pour certains elle n’a fait qu’officialiser de juro une situation qui existait de facto. Ces deux articles de l’Ordonnance pourraient ainsi être la première illustration de l’une des représentations de l’idéologie unilinguiste (voir chapitre xxx): celle de l’exclusivité de la langue française, qui trouvera toute sa place au moment de la Révolution Française.
En Espagne l’obligation d’utiliser la langue castillane lors des procès et dans les interrogatoires préalables faits par les commissaires de Catalogne (1561) est aussi justifiée par les besoins de communication car les inquisiteurs ne comprenaient pas le catalan (Torrent 1989 :44).
A partir du XVIe siècle vont être crées les Académies. La première d’entre elles est l’Accademia della Crusca (1528), puis l’ Académie française (1635) et à partir de ces modèles seront créées un siècle plus tard la Real academia española (1713) et l’Academia das Ciências de Lisboa (1779). En Roumanie ce ne sera qu’en 1886 que sera fondée la Academiei româna 1866.
L’Accademia della Crusca est créée par cinq membres de l’Académie de Florence (Accademia fiorentina) qui, expriment leur objectif par une belle métaphore : séparer les impuretés (la crusca désigne en italien le son, enveloppe du blé) de la fine fleur de la langue. Ils choisissent ainsi le blutoir (instrument qui sert à séparer la farine du son) comme symbole de l’Académie, et comme devise un vers de Pétrarque : il più bel fior ne coglie (« il en detache la plus belle fleur » : il retient les formes linguistiques les plus belles…).
Sous le modèle de l’Academia della Crusca mais en lien direct avec le pouvoir sera créée l’Académie Française, fondée en 1635 par le cardinal de Richelieu. Les statuts et règlements ainsi que les lettres patentes signées par Louis XIII la même année et enregistrées par le Parlement en 1637 lui confèrent un caractère officiel. Comme l’indiquent ses statuts :
La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences (article XXIV).
Le choix de la devise « À l’Immortalité », qui figure sur le sceau donné à l’Académie par son fondateur, le cardinal de Richelieu, exprime le rôle de cette institution : rendre la langue française immortelle à travers la fixation des normes grammaticales et orthographiques (cf. ci-dessus les mots de Nebrija dans la préface de sa Gramática castellana).
La Real academia española fut créée par le Marqués de Villena en 1713 selon le modèle de l’Accademia della Crusca (Florence) et de l’Académie Française (Lara 2011, 319). Placée sous la protection du Roi, la devise de cette institution fut jusqu’à une époque très récente « Limpia, fija y da esplendor » (« [Elle] nettoie, fixe et donne de l’éclat») et son symbole un creuset sur le feu, dont l’une des interprétations est celle donnée par Zamora Vicente selon lequel:
« en el metal se representan las voces, y, en el fuego, el trabajo de la Academia, reduciéndolas al crisol de su examen, las limpia, purifica y da esplendor, quedando solo la operación de fijar, que únicamente se consigue apartando de las llamas el crisol y las voces del examen »[2], Zamora Vicente, 1999 cité par Moreno Cabrera, 2011: 164.
Son rôle, comme celui des autres académies de l’époque, était de purifier et de magnifier la langue : une langue qui devait incarner le pouvoir royal.
La première fonction de ces Académies sera d’élaborer des dictionnaires : Dizionario della Crusca (1612), Dictionnaire de l’Académie française (1694), Diccionario de Autoridades 1712-1736…
Les Académies (notamment celles du français et du castillan) légitiment d’un point de vue politique (et social) l’activité intense de grammatisation qui s’est développée depuis le XVIe siècle. La conséquence sera l’homogénéisation des formes grapho-phonétiques et morphologiques, l’enrichissement du vocabulaire… et en définitive la formation (entre le XVIe et le XVIIe siècles) des langues standard.
Il ne faut pourtant pas perdre de vue que l’immense majorité de la population de ces Royaumes ne fut pas directement concernée par la standardisation. Ainsi, en France au XVIe siècle il n’y avait que 2% d’alphabétisés, et un siècle plus tard seulement 3,3% lisait et parlait la langue standard (SOURCE ?)
[1] Trad. Art. 110. – Et afin qu’il n’y ait pas de cause de doute quant à l’intelligence desdits arrêts, nous voulons et ordonnons qu’ils soient faits et écrits si clairement, qu’il n’y ait ni puisse avoir aucune ambiguité ou incertitude à demander interprétation.
Art. 111. – Et parce que telles choses sont souvent advenues sur l’intelligence des mots latins contenus lesdits arrêts, nous voulons dorénavant que tous arrêts, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques, actes et exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel français et non autrement.
[2] Trad. dans le métal sont représentés les mots et dans le feu le travail de l’Académie : en les soumettant au creuset de son examen, elle les nettoie, les purifie, et leur donne de l’éclat, ne restant à faire que le travail de fixation, que l’on obtient uniquement lorsque l’on éloigne les flammes du creuset et les mots de l’examen