Les prémices de l'unilinguisme français
La première fragmentation du territoire gallo-roman est celle qui fait apparaître deux grandes aires linguistiques : la langue d’oïl dans le Nord et la langue d’oc dans le Sud. Mais à l'intérieur de ces aires, au Nord comme au Sud, la variation sociolinguistique est la norme. Selon Ducos et Soutet (2012: 23), on pourrait considérer quatre ensembles dialectaux en domaine d'oïl :
- À l’ouest, les dialectes de la Normandie, du Maine, de l’Anjou, des pays de Loire ainsi que du Poitou et de la Saintonge.
- Au nord-ouest, le picard, le wallon.
- Au nord-est, le champenois et le lorrain.
- Au sud-est, le comtois, le bourguignon et les dialectes du centre-est.
Les auteurs médiévaux avaient conscience de cette variation. Ainsi, Roger Bacon (env.1212-1292) distingue, dans ce qu'il appelle la lingua gallicana, quatre dialectes principaux, différents entre eux mais permettant l'intercompréhension : le picard (Picardum), le normand (Normandicum), le parisien (Parisiense) et le français (Gallicum) : ces 4 idiomata ne seraient pour Bacon qu'une seule et même langue, le français (lingua galicana), qui varie d'une région à l'autre. Au cours du XIIe siècle, certaines variations ont pu acquérir un certain prestige, stimulées par le pouvoir politique et économique des seigneurs qui les parlaient. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, la variété de la Cour parisienne serait déjà la plus prestigieuse dans l’espace gallo-roman du Nord (Lodge 1997 : 134-137).
On trouve un certain nombre de témoignages médiévaux à propos de la stigmatisation de certaines variétés diatopiques, comme le rappelle J.M. Eloy :
Ainsi, ce que disait Littré des XIIe et XIIIe siècles, "des dialectes égaux de naissance et égaux en droit", commence très tôt, dès avant le XIIIe siècle, à ne plus être tout à fait vrai. En termes laboviens, l’indice, marqueur d’origine géographique, commence à être stigmatisé à l’oral, d’abord dans les pratiques langagières de la Cour royale, et, bien plus tardivement, dans la littérature. Ce qui semble apparaître alors en français, et qui ne fera que s’affirmer, c’est un idéal de non-variation diatopique, de conformité à un modèle unique.
L'un des témoignages concernant le prestige des différentes variétés d’oïl vient du trouvère Conon de Béthune (v. 1150-1219), chevalier poète qui appartenait à une famille illustre originaire d’Artois (où était parlée la variété picarde) et participa à deux Croisades. À l’occasion de sa visite à la Cour de France, il chante ses chansons devant Marie de Champagne, sa protectrice, la reine mère Aélis et son fils, le jeune Philippe Auguste. Comme le rappelle Dragonetti (1979 : 321), dans cette société aristocratique, plaire est la préoccupation principale de l'écrivain, qui doit gagner les faveurs de son/sa protecteur/protectrice et s'exposer aux critiques de ses pairs. Conon subit les moqueries de cet illustre auditoire à cause de son accent provincial, pas conforme aux normes parisiennes. En réponse, il compose cette chanson polémique :
Mout me semont Amors ke je m’envoise, /
Quant je plus doi de chanter estre cois ; /
Mais j’ai plus grant talent ke je me coise, /
Por çou s’ai mis mon chanter en defois ; /
Ke mon langaige ont blasmé li François /
Et mes cançons, oiant les Champenois /
Et la Contesse encoir, dont plus me poise.Amour m’invite à allégresse quand je devrais plutôt rester silencieux ; mais je préfère de beaucoup me taire : aussi ai-je renoncé à chanter, car les Français ont blâmé mon langage et mes chansons, devant les Champenois et la Comtesse aussi, ce qui me chagrine le plus.La Roïne n’a pas fait ke cortoise,/
Ki me reprist, ele et ses fieus, li Rois./
Encoir ne soit ma parole franchoise,/
Si la puet on bien entendre en franchois ;/
Ne chil ne sont bien apris ne cortois,/
S’il m’ont repris se j’ai dit mos d’Artois,/
Car je ne fui pas norris a Pontoise. La Reine ne s’est pas montrée courtoise en me reprenant, elle et son fils, le Roi. Même si je ne suis pas de langue française, on peut bien me comprendre en français
Dieus ! ke ferai ? Dirai li mon coraige ?/
Li irai je dont s’amor demander ?/
Oïl, par Dieu ! car tel sont li usaige/
C’on n’i puet mais sans demant riens trover ;/
Et se jo sui outraigeus del trover,/
Se n’en doit pas ma Dame a moi irer,/
Mais vers Amors, ki me font dire outraige.Dieu ! que ferai-je ? Lui dirai-je le fond de mon cœur ? Irai-je donc lui demander son amour ? Oui, par Dieu ! car tels sont les usages : l’on ne peut plus rien obtenir sans le demander, et si je suis trop audacieux dans ma prière, ma Dame ne doit pas s’en fâcher contre moi, mais contre Amour qui me fait dépasser les bornes.
Les chansons de Conon de Béthune, éditées par Axel Wallensköld, Paris, Librarie Ancienne Honoré Champion, 1921: 5. (traduction: Anthologie de la poésie lyrique française des XIIe et XIIIe siècles. Édition bilingue de Jean Dufournet, Gallimard, 1989 : 123, 125).