Traditions discursives, langues et pouvoirs

Onglets principaux

Les langues des pouvoirs, le pouvoir des langues

On peut dire que les États sont nés en Europe entre le XIe et le XVIe siècles, mais le principe d’État-nation tel que nous le connaissons est encore inconnu du monde médiéval : 

Ce qui apparait au XIe siècle, c'est une véritable décomposition en de multiples petites seigneuries qui rapetissent l’État aux proportions d'une propriété et que l'on nomme féodalité. À tous les échelons se répand la pratique pour les plus faibles d'aliéner à de plus puissants leur liberté personnelle en échange de leur protection. Cette patrimonialisation conduit à un inévitable morcellement du pouvoir et favorise les guerres entre seigneurs locaux soucieux d'étendre leur territoire (Picq 2009 : 105).

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Codex Manesse
(Université d' Heidelberg)

Avant la naissance des royaumes, en l'absence de structures politiques fortes qui organisent le territoire, l’Église romaine et les ordres religieux se chargent de maintenir l'ordre public et d'assurer la stabilité. L’Église est omniprésente durant le Moyen Âge et domine la vie des croyants jusque dans les événements les plus importants de leur vie privée (naissance, mariage, décès).  Elle est très riche et maîtrise l'écrit, ce qui lui confère un rôle culturel central. Les scriptoria écclésiastiques (où les copistes reproduisaient fondamentalement des livres liturgiques, bibles et commentaires bibliques, œuvres patristiques et textes édifiants) sont déterminantes pour la production de l'écrit en Occident. En ce qui concerne la dynamique sociolinguistique des langues vulgaires sur le territoire roman, l’Église contribue avec l'organisation paroissiale à la mise en place de normes suprarégionales, tout comme les ordres mendiants qui, dès le XIIIe siècle, traversaient l'Europe pour répandre une idéologie religieuse plus proche du peuple et qui ont contribué au phénomène de la préstandardisation (Glessgen 2007 : 338).

Au Moyen Âge, la grande majorité de la population est constituée de paysans. Mais à partir du XIe siècle, avec l'explosion de la natalité, on assiste à un grand essor urbain : des villes importantes surgissent qui constituent les premières unités politiques où se crée un premier droit commun pour faire face aux questions d'ordre public. En Italie on trouve des villes autonomes et fortes où se trouvent de plus en plus de littératti  (notaires, artistes, commerçants aisés...) : dans ces villes apparaissent les premières universités,  qui concurrencent le pouvoir culturel de l'Église. En Espagne, suite à la Reconquista, une administration seigneuriale commence à se mettre en place sur les grands espaces reconquis. Dès l'époque d'Alphonse X le Sage, la vie intellectuelle se développe à la Cour.

Ainsi, l'écrit cesse d'être le quasi-monopole des ecclésiastiques et l'apparition de nouveaux publics provoque une adaptation de la production textuelle aux compétences et aux besoins linguistiques de producteurs et de consommateurs divers. Le choix de la langue est lié au public visé (les clercs ou les laïcs) mais aussi au genre littéraire représenté. Dans ce rapport de forces latin-langues romanes, la langue classique est toujours dominante : on n'écrit pas seulement abondamment en latin, mais les textes latins restent "la" référence : ils sont traduits et servent de modèle aux genres textuels romans : 

Aux IXe- XIe s. le latin remplissait encore, dans la société, toutes les fonctions d'une langue de distance alors que les langues romanes étaient déjà bien implantées comme langues de proximité et de l'oral. Le latin, langue de l'écrit, séparait de plus en plus une élite, qui maitrisait son usage, du reste de la population, qui le comprenait de moins en moins (Glessgen 2007 : 341)

Cependant au Moyen Âge cette tendance commence à s'inverser : "les différents modes de communication à distance renoncent peu à peu au latin au profit des langues romanes" (ibid.). Dans la société médiévale, écrire en vernaculaire signifie se situer à contre-courant d'une pratique dominante qui privilégie le latin, langue qui comptait des siècles de tradition écrite. Le passage à l'écrit des langues romanes a dû s'accompagner de l'élaboration de "traditions discursives", le développement d'une pratique d'écriture propre à la langue vernaculaire et une émancipation de la tutelle latine et religieuse. Cette "élaboration" linguistique permettra aux langues vulgaires de passer de l'"immédiat communicatif" à la "distance communicative" (Frank-Job 2010). Apparaissent alors les premiers "monuments" des langues romanes (ceux que Koch 1993 inclut dans le groupe "scripturalité à destin vocal") : des textes importants d'un point de vue culturel, social et/ou politique. Les langues vulgaires inaugurent ainsi un type de communication jusque-là réservé au latin : les Serments (cf. Serments de Strasbourg), les Bénédictions (cf. Bénédictions de Clermont-Ferrand), les Sermons (cf. les Homilies d'Organyà), la Poésie religieuse (cf. Séquence de Saint Eulalie), la Poésie orale profane (cf. Chanson de Rolland, Cantar del Mio Cid), etc. On trouve aussi ce que Koch (1993) appelle les "tensions et contrastes linguistiques" : des textes qui manifestent une "tension" ou un contraste entre la langue vulgaire et le latin et qui témoignent souvent d’une méconnaissance de celui-ci, qui se manifeste dans des interférences mais aussi à travers les gloses et les glossaires. Le contraste entre deux ou plusieurs langues peut également se produire à des fins esthétiques : cf.les Jarchas, l'Alba bilingue, ou le Descort plurilingue de Raimbaut de Vaqueiras. Ces créations ont contribué fortement à l'élaboration linguistique des langues romanes et ont  instauré une "culture scripturale romane proprement dite" (Frank-Job 2010 : 28) :

Une fois entrée dans le domaine de la distance communicative écrite, la langue vernaculaire se répand vite d'une tradition littéraire à l'autre, contribuant ainsi à l'expansion de la culture écrite parmi les laïcs. (ibid. 28)

Mais cette expansion ne s'est pas faite en même temps dans tous les domaines et pour toutes les langues.

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Premiers documents administratifs  en sarde.
Condaghe di San Pietro di Silki (Sassari, 1065-1180)
 

Le domaine juridique et administratif (clé pour bien gérer et maintenir l'ordre) qui jusqu'au XIe s. était réservé au latin (bien que des mots ou expressions romanes pouvaient se glisser dans les textes), commence à admettre la présence des langues romanes à la fin du IXe siècle :  le sarde a été la première variété romane à être utilisée dans la rédaction de textes de nature juridique probablement par la situation géographique de l’île, qui, pendant la domination byzantine et plus tard sarrasine, est restée très à l’écart des régions continentales du point de vue politique et culturel. À partir du XIe siècle, le contact avec le continent est rétabli en Sardaigne et le latin s’y est réintroduit afin de favoriser les rapports avec les autres régions de la Péninsule (notamment Pise, Marseille, Gênes et surtout l’abbaye de Montecassino). Cependant le sarde a continué à être la langue des affaires intérieures. Dans la péninsule italienne, étant donné la proximité des romans avec le latin l'introduction du "vulgaire" ne se fera qu'à partir du XIVe siècle (Brea 2007 : 128). 

L’occitan a été utilisé pour les textes juridico-administratifs à partir du XIIe siècle (le texte le plus ancien de la langue occitane est le Document de Rodez 1102). La langue d’oïl était utilisée pour les textes juridiques et administratifs dans le territoire anglais conquis, comme en témoignent les Leis Willaume (milieu du XIIe siècle) : la majorité des documents y est rédigée en latin, mais l’anglo-normand est devenue la langue des cours d’appel (grâce à une loi de 1166), favorisant le développement d’une catégorie professionnelle d’avocats. Sur le continent, le français s'impose au XIIIe siècle, de façon plus ou moins marquée selon les régions et les chancelleries. 

Dans la Péninsule ibérique, un peu partout à cette époque du Moyen Âge, la présence des vulgaires ibériques est devenue de plus en plus importante dans la documentation juridique et administrative : ainsi, au début du XIIIe siècle est signé le Tratado de Cabreros (1206) entre Alfonso VIII de Castille et Alfonso IX de Léon. Dans la chancellerie de Fernando III, le castillan trouve un accueil favorable et devient la langue exclusive entre 1250 et 1252. Son continuateur sur le trône, Alfonso X, a consolidé l’utilisation du castillan comme langue de la Cour et des domaines administratif et juridique (avec des œuvres remarquables comme Fuero Real de Castilla et Siete Partidas).  On a également conservé des textes en asturien-léonais de nature juridique comme le Fueru d’Avilés, c. 1195.

À l'ouest, le galicien était la langue du Royaume de Galice, rattaché au Royaume de Léon depuis le XIIe siècle et, plus tard, en 1230, gouverné par Fernando III de Castille. Le galicien-portugais était aussi la langue du Portugal, royaume indépendant depuis 1139. Sur ces territoires, le latin a été la langue la plus utilisée dans les documents officiels jusqu’à la seconde moitié du XIIIe siècle : la chancellerie portugaise a commencé à utiliser le roman à la fin du règne d’Afonso III (1210-1279) et son usage est devenu plus généralisé à partir du règne de son fils, Dinis de Portugal. Parmi les documents en galicien-portugais les plus remarquables de cette époque, on trouve la Noticia de torto (c. 1212) et deux versions du testament de Alfonso II de Portugal (1214). 

Dans la partie orientale de la péninsule ibérique, on trouve le catalan et l’aragonais. Le premier de ces vulgaires a progressivement gagné en présence dans la documentation notariale et juridique à partir du XIIe siècle (cf. Jurament de fidelitat de Guillem Pons (de la fin du XIe siècle),  Jurament de pau i treva del compte Pere Ramon de Pallars Jussà al bisbe d’Urgel (1098-1112) etc.) Avec l’expansion territoriale vers les Baléares et Valencia, le catalan est devenu officiel dans le Royaume d’Aragon et utilisé dans la correspondance diplomatique (Tagliavini 1973 : 668-669). Pour le domaine aragonais, les premiers documents (textes notariaux, juridiques, forums et textes religieux) datent du XIIIe siècle. La pression du castillan sur l’aragonais a commencé vers le XVe siècle (Cano 2007 : 101).

Dans le domaine littéraire, les langues romanes commencent à produire des œuvres importantes déjà à partir du XIe siècle, prenant souvent le latin comme modèle, notamment en ce qui concerne la prose. Mais en domaine occitan, les Troubadours s'affranchissent du latin rapidement, tout comme, en domaine d’oïl, le fait Chrétien de Troyes ou en domaine italique la Scuola poética siciliana.  Enfin, dans le domaine scientifique ou technique le latin reste encore largement dominant. 

Mais les langues romanes commencent aussi à gagner lentement l'espace religieux. Le latin a continué à être la langue de la liturgie et autres actes religieux, mais après les premières dispositions du IXe siècle qui recommandaient la prédication en vulgaire, l’édification religieuse fut réalisée en vulgaire, afin de la rendre plus compréhensible. Dans un premier moment il s’agissait surtout de versions et traductions romanes de textes latins : des prières et des textes liturgiques ont été traduits ou glosés, des sermons ont été composés en prose et en vers, la Bible a connu des premières traductions en langues vulgaires en même temps que les traductions des vitae et des miracula commençaient à circuler dans le territoire chrétien occidental. À partir du XIIe siècle, émerge une production hagiographique importante écrite directement en langue romane (Zink 2004 : 55-62).

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Roman de Graal, ou suite de Perceval le Galois,
composé par Chrestien Manesier de Troyes
(BIU Montpellier)

Même si l'objectif de cette utilisation du vulgaire était de répandre les dogmes chrétiens, elle a contribué fortement à sa consolidation. En outre, comme le  souligne M. Zink, la traduction des textes hagiographiques n’a pas été exempte de difficultés, puisque, lorsque les traductions ont débuté, il n’y avait pas une tradition en prose vulgaire (Zink 2004 : 59). Conscients de la suspicion que pourrait provoquer l’utilisation du vulgaire, les traducteurs insistaient sur la fidélité aux sources latines.  Pendant les XIIe et XIIIe siècles, les écrits en l'honneur de la Vierge Marie se sont multipliés, d’abord en latin puis en vernaculaire. Au XIIIe siècle sont composées quelques collections de miracula en latin, mais c’est aussi la période des plus importantes collections mariales en vulgaire. Ainsi le Gracial, du moine anglo-normand Adgar, est la plus ancienne translatio dans une langue vulgaire conservée. Un autre membre du clergé, le prieur de Vic-sur-Aisne Gautier de Coinci, a composé les Miracles de Nostre Dame, la plus célèbre translatio dans le domaine linguistique français. Dans la Péninsule ibérique, la plus remarquable collection de miracles en langue castillane est celle des Milagros de Nuestra Señora de Gonzalo de Berceo, moine de San Millán de la Cogolla, tandis que les Cantigas de Santa Maria du Roi Alfonso X forment une collection lyrico-narrative de miracles et louanges à la Mère de Dieu composée en galicien-portugais dans le scriptorium royal.

Les premiers textes littéraires en franco-provençal seraient les expériences mystiques et les récits édifiants d'une moniale du XIIIe siècle (cf. la réédition faite par Gerfaud et Martin  (2012) au sein de l'Institut Pierre Gardette de Lyon) recueillis par Marguerite d'Oingt (1240-1310) et rédigés dans la variété de la région lyonnaise.

Dans le contexte médiéval en pleine ébullition, où les frontières ne possédaient absolument pas la signification d'aujourd'hui, les mouvements politiques incessants mettent en contact différentes langues et cultures. Les créations littéraires bilingues ou plurilingues ne sont pas rares et revêtent même une valeur artistique qui atteste de l'habileté de l'auteur : elles témoignent du contexte multiculturel des Cours princières et du rapport aux langues, au plurilinguisme "non dogmatique et peu conflictuel" (Glessgen 2007 : 350).  Rien d'étonant dans ce contexte à ce que le roi Dinis de Portugal (1261-1325) déclare ouvertement son admiration pour la production lyrique des poétes occitans (cf. commentaire Proençaes soen mui ben trobar). Car dans ce monde plurilingue, les traditions discursives sont différentes d'une langue à l'autre. Ainsi, on sait que l'occitan est la langue de la poésie (ce qui explique également que les poétes catalans, ou de l'Italie du Nord l'aient adopté). Raimond Vidal fait allusion à cette spécialisation dans ses Razos de Trobar :

 La parladura francesca val mais et (es) plus avinenz a far romanz et pasturellas, mas cella de Lemosin val mais per far vers et cansons et serventes. Et per totas las terras de nostre lengage son de maior autoritat li cantar de la lenga lemosina qe de neguna autra parladura La langue française est meilleure et plus appropriée pour faire des romans et des pastourelles, mais celle du Limousin est meilleure pour faire des vers et des chançons et des sirventès. Et dans tout le domaine de notre langage ont plus d'autorité les chansons en langue limousine que dans aucune autre langue

On le voit, le lien entre langue et pouvoir que l'on va connaître à partir du XVe siècle n'existe pas encore au Moyen Âge mais les langues peuvent devenir des instruments de propagande politique. Comme le souligne E. Molto (2008 : 90), "ce qui est nouveau quant aux cultures européennes, c'est l'apparition de ces langues, parfois ensemble, comme véhicule poétique d'abord, puis comme instrument politique (...) dans un contexte où la parole, la parole chantée, se transforme en la seule arme de propagande réellement efficace".  On en voit un exemple vers 1254 : le troubatour gênois Bonifaci Calvo, qui se trouvait dans la cour du  Roi Alphonse X de Castille, écrit un poème en trois langues (occitan, français et galicien-portugais) avec un objectif politique non dissimulé : 

L’auteur s'adresse à Alphonse X pour l’exhorter à lutter contre Thibaut II de Navarre et s’approprier son territoire à la mort de Thibaut I, le célèbre trouvère, en 1253. Mais voilà que le grand Jacques Ier le Conquérant, beau-père d’Alphonse X, s’oppose à ces prétentions, sort en défense de l’héritier, encore un enfant, et force un pacte juste quand les troupes castillanes venaient de traverser la frontière Navarre [...].  Malgré le climat politique tendu, ou peut-être grâce à lui, Bonifaci Calvo ne cesse d’exciter les esprits, d’animer l’ambiance d’avant-guerre, et plus surprenant, de critiquer [...] le roi [...]. Les gens pourraient croire que le roi se limite à menacer sans vouloir le moins du monde affronter ses ennemis. Sans doute la convention littéraire permettait une telle attitude [...]. Bonifaci Calvo participe évidemment d’un système de propagande utile à son seigneur. On sent que le troubadour est un habitué de ce climat courtisan au sein duquel une voix poétique forte représente sans doute une aide efficace. Son sirventès plurilingue s’inscrit donc dans le cadre des luttes de pouvoir féodales. [...] Puisque grâce aux troubadours, grâce aux jongleurs aussi, on pouvait transporter un état d'opinion dans tous les recoins, dans les Cours françaises, vers la Champagne qui couvait des yeux la Navarre, et dans les territoires du Roi d'Aragon, tellement liés à ce conflit. (Molto 2008 :  91)

La présence de l'occitan dans le poéme se justifie par son prestige poétique, les deux autres langues représentent les pouvoirs en conflit (le galicien étant la langue de la poésie dans la cour castillane).