Langues, nations et nationalités

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La création des États-nations et des langues nationales

Au XIXe siècle, la triade pouvoir d’État, territoire d’État, langue d’État s’instaure comme principe géopolitique. Dans les États de formation et de stabilisation stato-nationale ancienne, les langues communes, fixées entre le XVIe et le XVIIe siècle, sont candidates à devenir des langues nationales : c’est le cas dans le domaine roman notamment pour le castillan en Espagne, le français en France et le portugais au Portugal (on peut ajouter, pour l’Europe occidentale, en dehors du domaine roman : le Danemark (danois), la Grande-Bretagne (anglais), les Pays-Bas (hollandais) et la Suède (suédois)). L’Italie est une exception car sa stabilisation stato-nationale est tardive (1861-1870) mais sa langue fut presque entièrement standardisée durant la même période que celle des États anciennement stabilisés (en dehors du domaine roman, l’Allemagne est aussi une exception) (cf. Baggioni 1997).

Les minorités linguistiques sont contraintes à intégrer la majorité car au sein de ces États-nations modernes, la norme est désormais le monolinguisme institutionnel et civil (selon le modèle une nation – une langue). Dans ce contexte, de nouvelles nationalités émergent un peu partout en Europe sur la base de l’existence d’une langue qui les délimite et les définit, l’éveil national et l’éveil linguistique vont souvent de pair durant cette période. Paul Garde rappelle "l’universalité de ce phénomène d’éveil linguistique" qui touche en Europe des dizaines d’idiomes :

il s’agit dans chaque cas de créer (ou d’essayer de créer) une langue nationale standardisée, écrite et capable de tout exprimer, sur la base de parlers qui n‘ont pas au départ ces caractéristiques (Garde 2006 : 9).

A partir du XIXe siècle, dans le sud-est de l’Europe plusieurs peuples soumis à l’Empire ottoman accèdent à l’indépendance : la Grèce, la Bulgarie, l’Albanie et, dans le domaine roman, la Roumanie. D’autres peuples suivront le même chemin après la 1re Guerre mondiale : les Baltes, les Tchèques, les Polonais… La langue devient un critère déterminant pour définir les minorités ethniques (plus important que la religion) (Thiesse 1999). À ces nouveaux États-nations correspondent de nouvelles langues nationales qu’il faut "créer" et promouvoir. Dans ces nouveaux États-nations se trouvent cependant des minorités linguistiques (et nationales) romanes ou non romanes qui, à leur tour, vont devoir survivre dans des environnements socio-politiques souvent peu favorables.

La question de l’éveil (et parfois du réveil) des nationalités (non étatiques), animé par les revendications linguistiques (Cf. Alén Garabato 2006) et des efforts déployés pour promouvoir des langues jusque-là oubliées, qui n’avaient pas fait l’objet de standardisation ou dont le processus de standardisation avait été interrompu ou avorté, sera traitée dans le chapitre suivant.

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Cuore, Edmondo de Amicis. 1886

L’école va être un élément central dans ce processus de création ou de renforcement d’un sentiment d’identité nationale. Déjà tout au long du siècle précédent, les forces combinées des Lumières européennes et des réformes protestantes et catholiques encourageaient le développement des écoles à travers une grande partie de l’Europe de l’Ouest et du Nord. Dans les pays catholiques (notamment en France, en Italie, en Espagne et au Portugal) des ordres religieux comme les Jésuites et les Ursulines portaient leur attention sur les enfants issus de familles riches, mais à côté, des congrégations moins élitistes, comme par exemple les Filles de la Charité ou les Frères des écoles chrétiennes avaient créé des écoles pour les pauvres, au sein desquelles l’instruction religieuse était prodiguée, ainsi que l’apprentissage des rudiments. Cela dit, durant la première moitié du XIXe siècle, le taux de scolarisation restait extrêmement limité et la majorité des enfants, même scolarisés, n’avait accès qu’à des enseignements très basiques dispensés par le clergé ou par des maîtres rémunérés par les parents dont le niveau des connaissances était très inégal.

La naissance des États-nations est accompagnée de l’instauration d’une École qui a comme vocation de former des citoyens et de diffuser une culture commune. La scolarisation obligatoire se met en place dans l’Europe romane tout au long du XIXe siècle : au Portugal en 1844, en Espagne en 1857, en Roumanie en 1864, en Italie en 1877, en France en 1881…

Mais l’efficacité de l’école n’est pas toujours à l’ordre du jour, comme le montre le tableau suivant du taux de scolarisation dans l'enseignement primaire (1870-1940) dans lequel une forte différence apparaît entre le Nord et le Sud :

  

 

1870-75

1880

1890

1900

1910

1920

1930

1935-40

Danemark

58,3

47,1

61,1

62,0

65,8

64,8

67,1

66,9

Suède

56,9

72,1

74,5

68,9

66,9

60,7

63,7

65,2

Norvège

60,8

58,8

65,4

66,8

68,6

69,4

71,6

75,5

Allemagne

67,4

69,5

74,2

73,2

72,5

87,8

73,0

71,8

Autriche

40,0

52,8

63,3

67,0

70,4

83,8

70,6

75,9

Hollande

59,1

60,4

64,0

66,4

70,3

70,6

74,2

69,8

Irlande

38,4

44,2

50,7

81,9

78,5

82,7

87,4

87,2

Suisse

76,4

75,6

75,7

72,8

70,7

70,3

70,0

70,2

Angleterre et Pays de Galles

48,7

46,2

56,2

74,1

78,5

80,0

82,2

73,3

France

57,4

81,6

83,1

85,9

85,7

69,3

79,0

 

Belgique

62,5

58,9

46,1

59,0

62,0

73,0

73,0

63,2

Grèce

20,3

30,2

31,7

36,1

40,2

36,1

53,2

59,2

Espagne

42,2

54,3

51,6

48,1

35,3

37,1

36,4

43,8

Italie

28,6

34,6

37,0

38,2

44,6

50,6

59,3

59,1

Portugal

13,4

21,8

22,2

20,6

18,7

13,8

26,6

28,6

Taux de scolarisation (enseignement primaire) : 1870-1940 (d’après Justino 2014)  

Source:    [Benavot, Riddle, 1988]

Nous observerons que les États de langue officielle romane se trouvent en bas du tableau (la France et la Belgique ont tout de même un taux beaucoup plus important que les autres pays romans). Cependant, il faut reconnaître que les faibles taux de scolarisation dans deux nations fortement plurilingues (l’Espagne et l’Italie) ont contribué sans doute involontairement à la sauvegarde des langues minoritaires (voir chapitre suivant).

Le tour de France par deux enfants_0.jpg
G. Bruno, Le Tour de la France par deux enfants,
Paris : Librairie Classique Eugène Belin, 1930.

Dans ces écoles sont enseignés la langue nationale ainsi que la morale et l’amour de la patrie : l’École devient l’un des piliers de la Nation car elle forme des citoyens modèles et diffuse le sentiment d’adhésion aux symboles nationaux : les héros, les ancêtres, les mythes... et la langue nationale. La littérature infantile devient un instrument efficace pour atteindre les objectifs fixés par cette école et notamment les livres de voyages, qui dessinent (y compris géographiquement) la Nation, enseignent l’amour du pays et la conduite d’un bon citoyen… en langue nationale. C’est surtout le cas en Italie ou le taux d’alphabétisation était très réduit, tout comme la connaissance et la pratique de la langue nationale : deux ouvrages scolaires et pédagogiques voient le jour au moment de l’unification politique de l’Italie : Pinocchio (1882) de Collodi et Cuore (1886) d’Amicis :

 

Cette "Italie enfant" se retrouve socialement dédoublée dans les protagonistes des deux ouvrages : Pinocchio est un enfant pauvre qui souffre de la faim et qui doit se soumettre à des travaux pénibles et à des situations humiliantes, tandis qu’Enrico appartient à la bourgeoisie et qu’il est destiné à assumer dans son âge adulte les responsabilités des membres des classes dirigeantes (Colin 2002 : 514)

Le tour de la France par deux enfants contribue aussi fortement à l’inculcation de l’identité nationale en France.

La scolarisation de masse (plus ou moins effective selon les États), les mouvements de population provoqués par l’industrialisation, les médias… contribuent à la diffusion des langues nationales standards qui s’instaurent peu à peu comme langues maternelles et langues habituelles de communication même à l’oral. Dans ce contexte, les "autres langues" sont de plus en plus minoritaires et minorées.

Les développements particuliers qui suivent permettront d’affiner l’étendue de cette tendance générale qui a revêtu des modalités et s'est manifestée à des vitesses différentes dans les États de langue romane officielle.