La chanson, instrument de revendication linguistique et identitaire dans les années 1980. Le cas occitan.
La chanson occitane moderne naît, vers la fin des années 60, avec un mouvement appelé la nòva cançon, qui se développe au fil de la crise que vit le Sud français, en même temps que le mouvement occitaniste. Les chanteurs deviennent ainsi les porte-parole d’une idéologie de gauche, souvent d’inspiration marxiste, de lutte pour le pays. Ils se rassemblent autour de l’Institut d’Études Occitanes, qui, dans sa préoccupation d’apporter à la société occitane des instruments qui puissent l’amener vers une auto-reconnaissance de sa réalité culturelle et linguistique, édite des revues ou des collections de livres, organise des stages de formation... et fait produire les disques des chanteurs occitans dans un “atelier” d'édition musicale crée pour cette fonction : Ventadorn.
La récession économique et les révoltes qu’elle provoque contribuent au développement de la conscience occitane en opposition à l'orientation économique de l'État français. La grève des mineurs de Decazeville (décembre 1961 - février 1962) soutenue par les paysans, les petits commerçants et un certain nombre d’occitanistes est le premier événement mobilisateur. C’est à cette occasion que se diffuse le terme de “colonialisme intérieur” (voir à ce sujet Lafont 1971), qui établit une comparaison entre les régions sous-développées (parmi lesquelles l’Occitanie) et les anciennes colonies françaises. Cette grève et la solidarité qui l’accompagne auront des conséquences décisives dans les cercles occitanistes, qui y voient un mouvement vers la décolonisation, laquelle, pour la première fois, se révèle possible grâce à la lutte populaire (Lafont 1974 : 271). L’action des occitanistes continue en faveur d’autres causes populaires comme l’énorme mobilisation des paysans du Larzac contre l’extension d’un camp militaire.
La nòva cançon occitane naît imprégnée de cette idéologie, largement diffusée par des articles, des manifestes, des affiches... et devient rapidement un instrument d’affirmation de l’identité occitane, et un moyen d’expression de la revendication d’un pouvoir régional à construire et en définitive, de la lutte des “minorités contre l’empire” (Pecout 1985 : 51).
Gui Broglia, initiateur du mouvement, commence à chanter des poèmes en langue d’oc en 1965, Claudi Martí le suit en 1968, et plus tard ce sera le tour de Patric, Peire-Andrieu Delbau et Mans de Breish. À partir des années 70, les chanteurs occitans se multiplient (Robert Lafont estime en 1974 qu’il y en a une quarantaine): Gaston Beltrame, Daniel Daumas, Longamai, La Sauze, Maria Roanet, etc. Ils sont tous militants, non professionnels (Patric sera, semble-t-il, le seul à faire de la chanson son métier), qui concilient leur profession et leurs concerts (d’ailleurs presque toujours gratuits) dans des centres culturels, des foyers ruraux, des stages de l’IEO, etc., et qui versent les droits d’auteur perçus par la vente de leurs disques à la caisse commune de Ventadorn.
L’un des premiers et des plus actifs représentants de la Nòva Cançon raconte dans le livre Homme d’Oc (Marti et Le Bris, 1975 : 113-115) ses premiers pas dans le mouvement occitaniste et dans la musique et souligne l’importance de l’exemple catalan (Raimon, Lluís Llach...), ainsi que son rejet primitif de chanter en occitan comme conséquence d’une image très négative du folklore :
J’ai donc essayé en 1968 de faire des textes en français parlant de la situation du pays d’oc. Mais bien vite, magnétophone aidant, je me suis rendu compte que ça n’allait pas du tout [...] mon magnétophone était là pour me démontrer que mon accent n’allait pas du tout avec les chansons.
J’en ai parlé un jour chez Claude Rives, tout en fabriquant des affiches, et un de ses copains viticulteurs m’a lancé : Canta en lenga d’oc, auras pas mai d’accent ! [...] L’idée était lumineuse. Je me suis dit qu’il devait avoir raison.
On me rétorquera que ce n’était pas bien malin d’y penser avec à côté de nous l’exemple de la chanson catalane. Pourtant... il faut comprendre que nous n’étions habitués à entendre comme expression publique de la langue d’oc que de sombres couillonnades [...] des groupes folkloriques lourdauds, aux costumes minables, qui évoluaient de manière grotesque sur les places publiques et qui faisaient rigoler tout le monde […] On se disait : on n'arrivera jamais à se débarrasser des boulets que l'on nous a mis aux pieds.
Cette conception (il faudra attendre l’année 1973 pour voir arriver des groupes qui chantent en occitan des pièces traditionnelles, en cherchant ses vraies racines et en se libérant de l’image carnavalesque), ainsi que le manque d’un modèle de musique cultivé, une formation musicale insuffisante (ils s’inspirent d’autres chanteurs) et les maigres moyens matériels (Rouquette 1972: 26-27) handicapent pendant des années la création musicale occitane et la rendent esthétiquement assez simple : la plupart des chanteurs accompagnent leurs textes à la guitare. Mais cela est bien harmonie avec l’esprit de la chanson de cette époque où l’important est avant tout le texte.
Le message transmis est donc le centre d’intérêt des chanteurs de cette époque, qui tirent leur inspiration de leur amour du pays ainsi que de l’histoire et du présent de l’Occitanie. Leurs textes reproduisent les arguments de la lutte contre le “colonialisme intérieur” du mouvement occitaniste, Voici quelques exemples :
- La crise du secteur primaire en Occitanie
Mariana la messorguièra / T’a dich: trabalha païsan / As penat, as binat la tèrra / As susat d’aiga e dau sang /As tintoriat lo sagaton / As calinejat l’esperança. / Mai lei porcàs de la finança / T’an pagat d’un bon pastisson Marianne la menteuse, / T’a dit: travaille paysan / Tu as peiné, tu as biné la terre / Tu as sué eau et sang / Tu as dorloté le surgeon / Tu as cajolé l’espoir. / Mais les grands porcs des finances / T’ont payé d’un bon soufflet (“Mercat comun”, Gaston Beltrame)
- L’émigration forcée des jeunes vers le Nord
Per trabalhar un pauc cal acceptar son sòrt / cal partir del païs per anar dins lo nòrd / Los tipes de Paris son mestres de ta vida / e per tornar venir cal esperar d’annadas Pour travailler un peu il faut accepter son sort / il faut quitter le pays pour partir dans le Nord / Les types de Paris sont maîtres de ta vie / et pour revenir il te faut attendre des années (“La cançon de l’adieu”, Patric)
- Les grands moments de la lutte occitane, dans lesquels le peuple s’est rassemblé pour une cause commune
Vous vau parla d'un païs / que vòl viure / vos vau parla d'un païs / que morís. / La tèrra la coneissètz, / es la vòlstra, amics, / es la tèuna , vinhairon. / Tu me disiás ma maire: / "Ont vas viure, mon filh?" /Tu me disiás ma maire: /"N'i a tant que son partits!" / E Marcelin Albert / e la Comuna de Narbona / e los qu'an tuats los Crosats / E Marcelin Albert / E la Comuna de Narbona. /Totis los qu'an cantat : Libertat! Je vais vous parler d’un pays / qui veut vivre / Je vais vous parler d’un pays / qui meurt. / La terre vous la connaissez, / c’est la vôtre, amis, / c’est la tienne, vigneron. / Tu me disais ma mère: / “ Où vas-tu vivre, mon fils? ” / Tu me disais ma mère: / “ Il y en tant qui sont partis ” / Et Marcelin Albert / et la Commune de Narbonne / et ceux qu’ont tué les croisés / Et Marcelin Albert / et la Commune de Narbonne. / Tous ceux qui ont crié : Liberté (“Lo païs que vòl viure ”, Claudi Martí)
- L’école française, instrument d’uniformisation culturelle et linguistique
Coma totis los mainatges/ som anat a l’escòla/ Coma totis los mainatges/ m’an aprés a legir/ M’an cantat plan de cançons/ M’aprenguèron tant d’istòrias/ Lutèce... Paris... Paris. Mas perqué, perqué/ M’an pas dit à l’escòla/ Perqué m’an pas dit/ Mas perqué, perqué/ M’an pas dit à l’escòla/ Lo nom de mon païs Comme tous les enfants / Je suis allé à l’école / Comme tous les enfants / ils m’ont appris à lire / Ils m’ont chanté beaucoup de chansons / Ils m’ont appris tellement d’histoires / Lutèce... Paris... Paris / Mais pourquoi, pourquoi / ils ne m’ont pas dit à l’école / pourquoi ils ne m’ont pas dit / Mais pourquoi, pourquoi / Ils ne m’ont pas dit à l’école / Le nom de mon pays (“ Perque m’an pas dit” Claudi Martí)
- Le besoin de reconquérir l’usage normal de la langue occitane
Daissa ta vergonha, / tu Occitan. / Daissa ta vergonha / tu païsan. / I a pas mai de vergonha. / As dreit a la paraula, / Occitans, païsans, / a totis vo disi: / Parla! Laisse ta honte, / toi Occitan. / Laisse ta honte, / toi paysan / Il n’y a plus de honte. / Tu as droit à la parole / Occitans, paysans / à tous je vous dit : parle! (“La vergonha”, Mans de Breish)
- La solidarité avec la lutte que mènent d’autres peuples pour récupérer leur liberté: Cuba, Euzkadi, la Palestine...
Occitania saluda Cuba / L’estèla d’aur, negres e blancs / Occitania saluda Cuba / La dignidad la libertat L’Occitanie salue Cuba / L’étoile d’or, noirs et blancs / L’Occitanie salue Cuba / La dignité, la liberté. (“ Occitania saluda Cube ” Claudi Martí)
Bascos et Catalans, / Bretons e Occitans / fargarem una Euròpa / de gigants Basques et Catanans,/Bretons et Occitans/ nous construirons une Europe de géants (“Euzkadi askatasuna”, Claudi Martí)
La musique occitane des années 70 a été en définitive l’expression d’une revendication, avec des ambitions politiques, qui a accompli la fonction qui lui était confiée : éveiller une conscience collective. Pourtant, que ce soit par manque de professionnalisme, par le faible soutien de la radio et de la télévision ou par la propre désaccélération du mouvement occitan, la chanson occitane entre en crise dans les années 80 et les concerts de tous ces chanteurs engagés perdent de leur symbolisme et deviennent des actes nostalgiques d’une époque passée.