Lingua e dialettu. Ignazio Buttitta

Onglets principaux

"La langue est l'âme des peuples"

Comme nous l'avons vu dans les modules précédents, l'italien a connu une standardisation assez complexe et probablement pas encore complètement achevée. Néanmoins, à partir de la codification de la langue qui a eu lieu entre 1500 et 1600, toute expression littéraire dans une variété qui n'est pas le toscan imaginé par Bembo devient littérature dialectale. L'emploi du dialecte en littérature est un choix conscient de la part des auteurs et représente une option culturelle, une façon de souligner l'autonomie d'une langue et d'une culture régionale. Ce genre de littérature a souvent été traité comme secondaire, ou bien parodique ou caricatural, mais cela n'est pas toujours le cas. En effet le linguiste Tullio De Mauro (2014 : 128-9) remarque que le rapport entre italien et dialecte n'est plus vécu ou perçu comme un rapport conflictuel. La cause et l'effet de cette situation sont la diffusion d'un changement d'attitude de la part des secteurs les plus instruites de la société. Dans les écoles il n'y a plus de 'chasse aux sorcières' dialectales comme dans les écoles au lendemain de l'Unité du pays. Cela veut dire aussi que, quoiqu'on parle encore les variétés régionales, la connaissance de l'italien s'est assez bien consolidée dans les différentes couches de la société. Aujourd'hui donc, les œuvres en dialecte ne sont plus ignorées par les histoires de la littérature, mais prennent leur place à côté des grands auteurs italiens. Il suffit de citer quelques noms comme Pier Paolo Pasolini (1922-1975) et ses Poesie a Casarsa en frioulan, ou bien les poésies en napolitain de Salvatore Di Giacomo (1860-1934) et le théâtre d'Eduardo De Filippo (1900-1984), ou encore, pour prendre un autre sicilien, les romans d'Andrea Camilleri (1925). Ignazio Buttitta prend place parmi ces auteurs.

Ignazio-buttitta-1986.jpg
Ignazio Buttitta, 1986 (photo Rei Momo)

Ignazio Buttitta (Bagheria 1899-1997) était le fils de commerçants en denrées alimentaires dans la ville de Bagheria auprès de Palerme. Quoiqu'il ait fréquenté peu l'école, il est devenu un des poètes les plus importants en dialecte sicilien. Son premier recueil de poésies, Sintimentali, remonte au 1923 et en 1928 il publia le poème Marabedda. Ce ne fut qu'en 1954 qu'il publia son recueil collection U pani è pani, tandis que le poème commenté ici se trouve dans la collection Io faccio il poeta du 1972.

Buttitta était autodidacte et on peut le définir comme un poète populaire parce qu'il s'exprimait dans la langue du peuple, non pas pour récupérer le passé de façon nostalgique, mais plutôt pour s'occuper des problèmes du peuple, ses luttes et sa condition sociale. Buttitta, pendant sa longue vie, avait vécu lui-même les luttes des paysans siciliens pour occuper la terre, la lutte contre le fascisme – il avait fait partie de la Résistance dans le nord de l'Italie – la lutte contre la mafia et la politique italienne après la guerre, qui a toujours fait très peu pour le Midi et pour la Sicile en particulier, permettant ainsi l'asservissement du peuple à la mafia et son appauvrissement. D'ailleurs, le fait qu'il n'ait rien publié pendant presque trente ans dépend aussi de ses idées politiques : antifasciste, il ne publia rien pendant le régime fasciste. De plus il avait déménagé près de Milan en 1943 pour éviter les bombardements à Bagheria. Après la libération de l'Italie de l'occupation allemande, il est retourné à Bagheria où il a découvert que son commerce en denrées alimentaires avait été pillé et endommagé. Du coup il est retourné à Milan car il avait besoin de travailler et y est resté jusqu'en 1960 quand il a pu enfin revenir à Bagheria et cultiver sa passion pour la poésie.

La poésie Lingua e dialettu est l’une de ses compositions les plus célèbres. Ce n'est pas seulement une considération sur la perte du dialecte comme perte d'identité. Le dialecte y devient symbole de la condition des classes subordonnées de la Sicile, victimes d'une politique nationale (mais aussi régionale) qui les a privées de leur richesse et ne leur donne que très peu de chances pour leur avenir. Buttitta est mort en 1997, mais les choses n'ont pas beaucoup changé. Ce poème ne doit donc pas être lu seulement comme un appel à conserver la langue, mais aussi comme une critique contre ceux qui ont saccagé la Sicile et un appel à ne pas la priver de son avenir.

En fin de compte, un Sicilien qui veut s'exprimer en sicilien peut encore le faire au sein de sa communauté, simplement il parlera plutôt un langue régionale que le dialecte pur des ancêtres dont parle Buttitta. Cependant, il faut dire que le sicilien a toujours été assez homogène (dans le sens qu'il présente très peu de variations) et la variété de Buttitta ne fait pas exception ; c'est une koiné suprarégionale. Dans un certain sens Buttitta contribue ainsi à l'italianisation du dialecte.

Du point de vue de la langue, le texte offre le système vocalique typique du sicilien à cinq voyelles au lieu des sept de l'italien, où les voyelles les plus hautes se fondent. Donc : populu pour it. popolo, spughiatilu pour it. spogliatelo, libiru pour it. libero, pecuri pour it. pecore, pour en donner quelques exemples dans le texte.

Nous avons aussi:

  • le bétacisme (alternance de b/v), plutôt typique des dialectes du Midi : vucca pour it. bocca, vascia pour it. bassa ;
  • l'évolution du latin L+yod > /ggj/ et non pas /ʎ/: figghiu pour it. figlio, travagghiu pour travaglio ;
  • l'évolution du latin LL > dd: iddu pour it. ello, idda pour it. ella. Il s'agit cependant d'un phonème retrofléchi /ȡȡ/ où la langue se plie en arrière sur le palais. C'est un phonème typique du sicilien qu'on entend dans la récitation du poète, ainsi que la prononciation semblable de tr dans matri, patri.

Dans le lexique nous avons des mots dialectaux comme travagghiu 'travail', attuppare 'fermer', camulata 'mitée', minni 'seins', entre autres, à côté d'un italianisme évident comme passaportu.

Buttitta composait ses poésies de façon orale et ensuite il les écrivait ; par conséquent la transcription peut contenir des erreurs d'orthographe, ainsi que la récitation des écarts par rapport à la version écrite. Ici, par exemple, à bien écouter, Buttitta prononce vocca pour vucca, poveru pour poviru, minne pour minni, ce qui constitue une italianisation.

Un populu
mittitilu a catina
spughiatilu
attuppatici a vucca
è ancora libiru
Un peuple,
enchainez-le,
déshabillez-le,
fermez-lui la bouche,
il reste encore libre
.

Livatici u travagghiu
u passaportu
a tavula unnu mancia
u lettu unnu dormi,
è ancora riccu
Privez-le de son travail,
de son passeport
de la table où il mange
du lit où il dort,
il reste encore riche.

Un populo
diventa poviru e servu
quannu ci arrubbano a lingua 
addutata di patri:
è persu pi sempri
Un peuple
devient pauvre et esclave
quand on lui vole la langue
qu'il a reçue de ses ancêtres :
elle est perdue pour toujours.

Diventa poviru e servu
quannu i paroli non figghianu paroli
e si mancianu tra d’iddi.
Il devient pauvre et esclave
quand les mots n'engendrent plus de mots
et ils se mangent les uns les autres

Mi n’addugnu ora,
mentri accordu la chitarra du dialetto
ca perdi na corda lu jornu.
Je m'en rends compte
pendant que j'accorde la guitare du dialecte
qui perd une corde par jour.

Mentre arripezzu
a tila camuluta
ca tissiru i nostri avi
cu lana di pecuri siciliani.
En même temps je raccommode
la toile mitée
que nos ancêtres avaient tissée
avec la laine des moutons siciliens.

E sugnu poviru:
haiu i dinari
e non li pozzu spènniri;
i giuielli
e non li pozzu rigalari;
u cantu
nta gaggia
cu l’ali tagghiati.
Et je suis pauvre :
j'ai de l'argent
mais je ne peux pas le dépenser ;
des joyaux
mais je ne peux pas en faire cadeau ;
le chant
dans la cage
avec les ailes coupées.

Un poviru
c’addatta nte minni strippi
da matri putativa
chi u chiama figghiu
pi nciuria.
Un pauvre
qui s'allaite des seins arides
d'une mère putative qui l'appelle son fils
pour le mépriser.

Nuatri l’avevamu a matri,
nni l’arrubbaru;
aveva i minni a funtana di latti
e ci vìppiru tutti,
ora ci sputanu.
Nous, nous avions une mère,
on nous l'a volée ;
ses seins étaient une fontaine de lait
et tout le monde en a bu,
maintenant on y crache.

Nni ristò a vuci d’idda,
a cadenza,
a nota vascia
du sonu e du lamentu :
chissi no nni ponnu rubari.
Il nous est restée sa voix,
la cadence,
la note profonde
du son et de la complainte: ceux-ci ils ne peuvent pas nous les voler.

Nni ristò a sumigghianza,
l'annatura,
i gesti
i lampi nta l'occhi:
chissi non nni ponnu arrubbari.

Il nous est restée l'aspect,
l'allure,
les gestes
les étincelles dans les yeux :
ceux-ci ils ne peuvent pas nous les voler.

Non nni ponnu rubari,
ma ristamu poveri
e orfani u stissu.
Ils ne peuvent pas nous les voler,
mais nous restons quand-même pauvres
et orphelins.

 

Lingua e dialettu. Ignazio Bittita