Le roumain/moldave en Moldavie

Onglets principaux

"Notre langue est un trésor" : le roumain en Moldavie (moldave)

La théorie de l'existence d'une langue "moldave", différente du roumain, a été imposée pendant les années 30 du vingtième siècle, dans le contexte de la politique linguistique de l'ex-URSS. Elle a été mise en pratique d'abord dans la République Soviétique Socialiste Autonome Moldave (l'actuelle Transnistrie), puis, après 1940 et 1944, également dans la République Soviétique Socialiste Moldave (le territoire situé entre les cours d'eau Prut et Nistru).

Mais cette politique linguistique débute en 1812, lorsque, suite au traité russe-ottoman et à la paix de Bucarest, une partie de la principauté de Moldavie, constituée en 1359, est cédée à l'Empire Russe. Le territoire annexé est appelé par la Russie Bessarabie, nom donné auparavant uniquement à trois départements du sud de la Moldavie historique. Les 106 ans d'occupation russe (jusqu’en 1918) ont profondément marqué le développement culturel de cette région, en isolant le roumain parlé en Bessarabie des processus de modernisation et de normalisation qui ont eu lieu sur la rive droite du Prut, c'est-à-dire en Roumanie.

Pendant les premières années d'occupation russe, du fait que 95% de la population était constituée par les Roumains moldaves qui ne parlaient que leur langue maternelle, le roumain a été accepté comme langue officielle dans les institutions de Bessarabie, à côté du russe. Mais, peu à peu, le russe conquiert la suprématie. Ce n'est qu'après le Congrès des instituteurs de Moldavie (1917) qu'est prise la décision d'introduire le roumain comme langue d'instruction dans les écoles, de même que celle du retour à l'alphabet latin.

Dans ces conditions sont publiées les premières grammaires (1819 ; 1822), élémentaires et bilingues, dans lesquelles la structure du roumain est présentée parallèlement à celle du russe. La plus significative est la grammaire de Şt. Margella (1827) qui comprend un dictionnaire, un guide de conversation roumain-russe et la grammaire proprement dite. L'auteur, parfaitement conscient de son travail, décrit dans l'introduction la situation précaire du roumain en Bessarabie et se donne pour tâche d'élaborer des règles grammaticales et de doter la langue roumaine de termes techniques  (Margella 1827 : 2).

La grammaire de I. Hîncu (1840) est beaucoup plus élaborée et contient moins d'éléments contrastifs russes-roumains que les ouvrages parus auparavant. Hîncu inclut le parler de Bessarabie dans l'aire linguistique roumaine : pour lui les habitants de la Moldavie et ceux de la Valachie ont la même langue - le roumain, une langue d'origine latine (Hîncu 1840 : 2).  

Le Cours de Langue Roumaine de Doncev (1865) destiné aux ”écoles élémentaires et aux classes de collège" est le meilleur et le plus important manuel de langue roumaine, écrit en caractères latins, paru à cette époque. Persuadé que la langue est "comme un organisme vivant qui se modifie, se développe", l'auteur n'hésite pas à introduire des mots nouveaux dans le roumain de Bessarabie. Il adopte l'alphabet latin "tout comme les savants roumains". Cela rapproche la grammaire de Doncev des grammaires élaborées en Roumanie.

Ces grammaires ont donc constitué de modestes tentatives de codification du roumain de Bessarabie. Elles témoignent de l'aspiration des auteurs à fixer certaines normes pour le roumain parlé dans cette région, c'est-à-dire à élever la langue à un niveau plus haut que celui du parler dialectal et à exclure les traits locaux. En même temps, ces auteurs n'ont pas l'impression d'écrire dans une langue différente du roumain.

Quant à la dénomination de la langue, ils utilisent soit le syntagme "limbã românã / rumânã", soit celui de "valaho-moldavã" ou "moldoveneascã", car "la langue roumaine peut servir en tant que dénominateur commun des dialectes de Valachie et de Moldavie" (Hincu 1840 : 1-2). Le syntagme "langue roumaine" va être peu à peu écarté par les fonctionnaires russes qui lui préféreront celui de "langue moldave" ou d'autres tels que "langue moldovane", "patois local" etc. Ainsi, vers la fin du XIXe siècle et le début du XXe, le syntagme "langue roumaine" est complètement oublié et remplacé par celui de "langue moldave". Pour étouffer les tendances unionistes, la Russie tsariste a essayé de créer "à partir de la langue roumaine parlée dans cette zone, un nouveau dialecte, proche de la langue slave" (Colesnic-Codreanca 2003 : 95). Cet objectif est visible à travers une lettre du 11 février 1863 signée par A. Arţimovici, l'administrateur de la circonscription d'enseignement d'Odessa, adressée au Ministère de l'Instruction publique :

Sunt de părerea că va fi destul de greu ca să împiedicăm populația din Basarabia să folosească limba din principatele vecine unde populația română compactă o dezvoltă plecând de la elementele sale latine, elemente ce nu sunt benefice limbii slave. Restricțiile guvernului cu privire la implantarea unui dialect apropiat limbii slave în Basarabia, vor fi, se pare, cu totul inutile: noi nu îi putem forța pe învățători să predea o limbă care va deveni în curând moartă în Moldova și în Valahia, adică printre principalii săi utilizatori; cu atât mai puțin, părinții nu vor dori ca copiii lor să învețe o limbă diferită de cea care este vorbită în viața cotidianăJe suis d'avis qu'il sera difficile d'empêcher la population roumaine de Bessarabie d'utiliser la langue des principautés voisines, où la population roumaine compacte la développera à partir des éléments latins, non bénéfiques à la langue slave. Les restrictions du gouvernement qui visent dans ce cas l'implantation d'un dialecte proche de la langue slave en Bessarabie, seront, à ce qu'il paraît, totalement inutiles : nous ne pouvons pas forcer les professeurs à enseigner une langue qui deviendra bientôt morte en Moldavie et en Valachie, c'est-à-dire parmi ses principaux utilisateurs ; d'autant moins que, les parents ne désireront pas que leurs enfants apprennent une langue différente de celle qui est parlée dans la vie quotidienne (Iova 1993:98).

À cette époque paraissent des dictionnaires qui attestent des premières "créations" autochtones, dont les plus connus sont Russko-moldavskij slovari de Baldescul (1896) et Kratkij russko-moldavskij razgovornyj slovari de Gh. Codreanu (1899). L'inventaire de ces ouvrages est constitué par des mots repris directement du russe (des emprunts lexicaux non adaptés) comme dogovor (roum. contract) du rus. dogovor jasmin (roum. iasomie) du rus. jasmin ; zakaz (roum. comandã) du rus. zakaz,  zakon (roum. lege) du rus. zakon ; etc. (Colesnic-Codreanca 2003 : 84). Dans le meilleur des cas, il contient des mots russes adaptés (des emprunts lexicaux adaptés), par exemple : vrajdî (roum. duşmãnie) du rus. vražda ; grãbui, zaborî (roum. a jefui) du rus. grabiti, etc.

Dans ces conditions, le roumain en Bessarabie s'est peu développé, restant dans un "état primitif, presque tel qu'il fut en 1812" (Ciobanu 1993). Tandis que dans le même temps, sur la rive droite de Prut, en Roumanie, dans le contexte des processus de transformation sociale et politique, se constitue le roumain littéraire moderne. Cet éloignement, subi de force par la Bessarabie, sera transformé par les scientifiques soviétiques en argument en faveur de l'existence d'une langue "moldave" indépendante du roumain.

En 1918, profitant des évènements internationaux, et plus particulièrement de la situation politique en Russie, l’assemblée législative de Chisinau vote l’union avec la Roumanie, union qui perdure jusqu’en 1940. Durant ces années on adopte les normes linguistiques antérieurement établies en Roumanie.

Mais déjà en 1924, sur la rive gauche du Nistru, fut créée la République Soviétique Socialiste Autonome Moldave, qui allait devenir un prétexte à l’annexion du reste du territoire. C'est dans cette région que sont élaborés les "fondements" théoriques de la langue "moldave". Le but principal de la politique linguistique de l'époque était la création de formes linguistiques autochtones, aussi différentes que possible de celles du roumain littéraire. Jusque dans les années 50, les normes de la langue changeront souvent et brutalement, en fonction des directives de l'idéologie dominante. Dans ce contexte, on peut délimiter quelques étapes, à la suite de Heitmann (1965) :

- Au début, entre 1924 et 1928, les autorités soviétiques admettent le roumain comme base de tout travail culturel, considérant que

pentru că dialectul moldovenesc este prea înapoiat şi sărac (...), s-a hotărît ca în şcoale, case şi aşezăminte de cultură moldoveneşti să se întrebuinţeze limba românească, care este mai bogată în cuvinte. (...) Tot din aceleaşi pricini s-a hotărît să se înveţe, în şcolile moldoveneşti, buchiile latine (române), întrebuinţate în cea mai mare parte a lumiiparce que le dialecte moldave est trop vétuste et pauvre (...), il est décidé que dans les écoles, dans les institutions culturelles moldaves soit utilisée la langue roumaine, plus riche du point de vue du vocabulaire (...). Pour les mêmes raisons, il est décidé d'enseigner dans les écoles moldaves l'alphabet latin (roumain), employé dans la plus grande partie du monde(Plugarul 1924 ; cité par Mîndîcanu 1988-1999).  

Mais cette tendance de promotion du roumain allait bientôt devenir l'objet d'attaques idéologiques. Par exemple, M. Sergievskij, le fondateur d'une véritable "science du moldave", c'est-à-dire des études envisageant la langue moldave, condamne tout "emprunt" à la langue et à la culture de la "Roumanie fasciste" en développant le dogme du caractère indépendant de la langue "moldave" (cf. Sergievskij 1936 ; 1939).

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Cuvîntelinic Ruso-Moldovnesc, 1930

- Entre 1928 et 1932, la langue roumaine devient "l'ennemie du peuple" et elle est complètement bannie. L'idée majeure de cette époque est que la langue "moldave" serait la langue de la classe prolétaire, tandis que le roumain serait la langue de la bourgeoisie oppressive. Des règles et des normes propres à cette langue doivent être inventées, ce qui mènera à un énorme décalage entre la RSSAM et la Bessarabie, "deux régions dont l'union a été l'objectif permanent de l'Union soviétique" (Heitmann 1965 : 513). Le chef de file de cette tendance, L. Madan, met en pratique la théorie de la langue simple, populaire. Il brise les liens avec la langue roumaine et avec la tradition antérieure qu'il juge étrangères à l'esprit des moldaves. Dans sa Gramaticã moldoveneascî (1930), il élabore, à partir du dialecte de la région d'Orhei, une nouvelle langue littéraire, indépendante du roumain, dans laquelle aux mots de provenance étrangère seront substitués des termes autochtones, dans la plupart des cas adaptés du russe. Cette normativisation linguistique a été accompagnée du retour à l'alphabet cyrillique.

- Entre 1933 et 1937, les normes linguistiques changent de nouveau : le roumain littéraire redevient le modèle pour la normalisation et l'alphabet latin est réintroduit. Après cette époque, le nationalisme russe et soviétique commence à progresser ; par conséquent, les deux premières étapes sont accusées d'"avoir isolé" la langue "moldave" des autres langues slaves avoisinantes, et plus précisément du russe. Les normes linguistiques antérieures sont interdites à partir de 1937 et l'alphabet change pour la quatrième fois en treize ans.

- En 1940, l'année de la constitution de la RSS Moldave, les normes linguistiques de Transnistrie, qui avaient été appliquées à 200.000 locuteurs, deviennent obligatoires pour les 2 millions d'habitants de la Bessarabie. Conformément à la politique linguistique officielle, "le moldave", ayant beaucoup de mots slaves, ne serait pas un idiome roman, mais slave, tout au plus un idiome slavo-roman, qui, de toute façon, deviendrait une langue slave. C'est pourquoi, pendant les années 40-50, le "moldave" est artificiellement entraîné vers la sphère d'influence du russe par l'introduction massive de mots d'origine russe dans son vocabulaire. D. Ceban, qui élabore les normes linguistiques de cette langue entre 1939 et 1945, est l'un des plus acharnés idéologues de la doctrine linguistique prolétaire. Il fonde ses théories sur le principe de la lutte des classes : le roumain littéraire appartiendrait donc à la superstructure bourgeoise, hostile, ne pouvant pas être considéré comme un modèle pour la langue "moldave". L'idée de la simplification de la langue est ainsi mise en pratique, véhiculée par les représentants du pouvoir communiste (Sériot 1991 : 121).

La langue doit être aussi simple que possible, c'est-à-dire simplifiée, puisqu'il s'agit de la langue du peuple. De cette manière, elle se distinguerait de la langue bourgeoise :

Colectivul de avtori s'a pus ca ţeli la munca sa sã curãţe limba moldoveneascã de cuvintele româneşti franţuzite, neînţãlese de norodu moldovenesc, întroduse cîndva de duşmanii norodului, şi în rînd cu aiasta s'a stãruit sã apuşe cît mai multe cuvinte întrate în traiu norodului moldovenesc în legãturã cu zîdirea soţialistãLe collectif d'auteurs s'est donné pour but de nettoyer la langue moldave des mots roumains francisés, incompris par le peuple moldave, introduits jadis par les ennemis du peuple, et d'englober le plus grand nombre de mots possible du vocabulaire de la vie du peuple moldave, en rapport avec l'édification socialiste (Ceban 1940 : 5).  

Dans Principiile de bază ale ortografiei (1945) de I. D. Ceban, les nombreux néologismes ("des mots roumains et de Valachie") sont bannis, car dangereux et bourgeois. En voilà quelques exemples : des substantifs tels que societate (remplacé par obşte), comerţ (remplacé par tîrguialã), libertate (remplacé par slobodã), popor (remplacé par norod), muncitor (remplacé par truditor) ; l'adverbe acum (remplacé par amu), certaines formes du numéral (trei, şase, şapte remplacés par trii, şese, şepte), les conjonctions însã, cãci etc. Ceban dresse une liste de mots typiquement "moldaves" : berneveci, a se bezmetici, a bodogãni, a dizbîrna, a juli, a se zbînţui, chelfãnealã, chitealã, lehamite, a mocni, moloşagã, a ogoi, a probozi etc. (Ceban 1946:56). Les conséquences de cette normalisation lexicale ont été importantes : les lexèmes indiqués par Ceban ont pénétré dans le vocabulaire des générations d'âge scolaire entre 1944 et 1960. 

La normalisation de l'orthographe, de la grammaire et du vocabulaire "moldaves" entreprise par Ceban a joué un rôle considérable jusque vers la fin de l'époque stalinienne, lorsqu'on reconnaît officiellement la romanité du "moldave", mais pas son identité avec le roumain. La Conférence de Chisinau de 1951, à laquelle ont participé plusieurs romanistes russes, a eu comme unique victoire la renonciation à l'idée que la langue moldave serait une langue slave et la reconnaissance de sa romanité. Le changement d'attitude officielle est visible à travers l'article de Bolšaja Sovetskaja Enciklopedija sur la langue "moldave". À ce moment-là, la langue "moldave" était présentée comme une langue indépendante, appartenant au groupe oriental des langues romanes. Pourtant, sa caractéristique était la traditionnelle cohabitation avec les langues slaves : "les mots d'origine russe et ukrainienne sont abondamment présents dans le lexique de la langue moldave" (BSE 1954 :105).

- Dans les années 1955-1957 a lieu le débat sur l'orthographe et le vocabulaire, animé par des écrivains dans les revues Octombrie, Învãţãtorul sovietic et Cultura Moldovei. Grâce au courage de jeunes ’roumanophiles’, dont la formation intellectuelle fut achevée à l'époque de l'entre-deux guerres, on arrive peu à peu à un éloignement des codes de Ceban : l'orthographe de 1945 fut condamnée à cause de la dénaturation et de la vulgarisation de la langue ainsi que de la confusion entre les formes parlées et les formes écrites. De plus, à la fin des années 50, les recherches réalisées par de jeunes linguistes réfractaires à la conception de Ceban connaissent un essor considérable. Dans ce sens Cursul de limbã moldoveneascã literarã contemporanã (Borşci 1957) est une parution significative, de même que l'inauguration en 1958 de la revue Limba şi literatura moldoveneascã (qui deviendra en 1989 Revistã de lingvisticã şi ştiinţã literarã), éditée par l'Académie des Sciences. De cette manière, d'importants progrès sont réalisés vers le rapprochement du "moldave" des normes du roumain littéraire. Mais ce rapprochement des normes du roumain littéraire a été extrêmement difficile. Même si les arguments idéologiques forts ont été partiellement abandonnés après 1950, les tendances de dé-roumanisation et de russification se sont maintenues pour longtemps encore.

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Manuel de langue moldave 2017

Entre 1960 et 1989, le "moldave" a le statut officiel de de langue nationale de la République Soviétique Socialiste Moldave: "la langue de la nation moldave", "la langue parlée dans la République moldave par la population de base de la RSSM" (Corlateanu/Ciornii/Ciobanu 1981 : 400) Et comme toute langue nationale d'URSS, le "moldave" devait avoir une variante littéraire ou standard. C'est pourquoi les linguistes étaient obligés de cultiver la langue littéraire et, implicitement, les normes du roumain aux niveaux lexical, morphologique et syntaxique et, en même temps, de ne pas s'éloigner des directives du parti communiste dans ce domaine. Cette situation délicate transparaît dans beaucoup d'ouvrages de linguistique à caractère théorique-dogmatique. Ainsi, Corlateanu essaie de démontrer qu'à l'époque soviétique, la langue "moldave" littéraire se trouvait dans des conditions sociales et politiques nouvelles, dans des circonstances particulièrement favorables à son développement :

Pe măsură ce Statul sovietic se dezvoltă, funcțiile limbii moldovenești – și ale altor limbi naționale ale popoarelor sovietice – s-au lărgit și continuă să se lărgească pe diferite căi. Limbile naționale ale popoarelor sovietice sunt egale din punct de vedere social, politic și cultural și constituie o familie monolitică de limbi ale popoarelor sovieticeAu fur et à mesure que notre État soviétique se développe, les fonctions de la langue moldave - et des autres langues nationales des peuples soviétiques - se sont élargies et s'élargissent encore de différentes façons. Les langues nationales des peuples soviétiques sont égales du point de vue social, politique et culturel, et constituent une famille monolithique de langues des peuples soviétiques (Corlãteanu 1971 : 18-19).

Or, la réalité était totalement différente : dans toutes les républiques socialistes le russe détenait la suprématie. En Moldavie, entre 1945 et 1989, la langue de la politique, de l'économie et de l'administration était le russe. Dans la société, le roumain ("moldave") - malgré la théorie du bilinguisme qui prévoyait le développement parallèle de toutes les langues de l'URSS et malgré la reconnaissance officielle du "moldave" comme langue de la majorité de la population - occupait la place d'une langue minoritaire jusqu'à l'avènement de Gorbatchev (cf. Erfurt 2002 : 32).

Le noyau de la politique linguistique soviétique a donc été la théorie de deux langues différentes : le "moldave" et le roumain. Afin de prouver cette thèse, la linguistique soviétique a eu recours à divers arguments tant linguistiques qu'extralinguistiques. Les arguments extérieurs étaient les suivants : 1) les contacts prolongés du "moldave" avec le monde slave (cf. Sergievskij 1936, 1939 ; Iliašenco 1970) ; 2) la conscience linguistique du peuple moldave qui "sait et soutient qu'il parle le moldave" (Ceban 1945, 1947 ; Piotrovskij 1973) ; 3) la considération des fonctions du "moldave" en tant que langue nationale d'une république de l'Union soviétique (cf. Vaksmann 1974).

Les arguments internes pour l'autonomie du ”moldave” par rapport au roumain ont été les suivants :

1) au niveau phonétique, à cause des différences d'orthoépie : à la différence du roumain littéraire, le "moldave" standard serait influencé par le rythme et par l'intonation du russe (Iliašenko 1974 : 48).

2) au niveau morphosyntaxique, le roumain préférerait les groupements analytiques (par exemple, muncã de propagadnã, rãzboi de agresiune), alors que le "moldave" aurait la tendance de reprendre les syntagmes syntaxico-fléchis du russe (muncã propagandisticã, rãzboi agresiv) (Iliašenko 1974). Ciobanu distinguait également le fonctionnement des modèles syntaxiques du "moldave" influencés par le russe dans des constructions comme : cum cu viaţa (rus. kak žisni) ou lucreazã învãţãtor (rus. rabotaet učitelem), s-a primit bine (rus. vyšlo horošo) etc. (Ciobanu 1976-1978 : 149-150).

3) au niveau lexical, à cause des mots slaves et particulièrement des mots d'origine russe, présents en "moldave" et absents dans le roumain standard (cf. Iliašenko 1970 ; 1983 ; Corlãteanu 1971 ; Dîrul 1974). Les emprunts lexicaux slaves/russes à l'époque soviétique, même ceux de la fin du XIXe siècle, étaient interprétés soit comme des mots russes, soit comme des emprunts des langues occidentales par l'intermédiaire du russe.

Le nombre d'éléments slaves qui seraient utilisés seulement en "moldave" et par lesquels il se différencierait "tant des langues romanes occidentales que des langues romanes orientales" était estimé environ à 2000 mots (Corlãteanu/Ciornyj/Ciobanu 1981 : 401-404). Les exemples donnés étaient ahotã, baler, buhai, coromîslã, cociorvã, horn, hrubã, hulub etc., c'est-à-dire des mots d’origine slave, des emprunts russes adaptés ou des calques lexicaux. Une grande importance était accordée aux "soviétismes", aux noms désignant des réalités typiques pour l'organisation de l'État, de l'économie, de la culture de l'URSS. Parmi ces "soviétismes", comme l'a observé Heitmann, étaient inclus aussi les néologismes des langues professionnelles, notamment du domaine technique et scientifique : agitator, aspirant, astronaut, betonist, brigadier, buldozer, izotop, instructor, lunohod, maşinã de spãlat etc. (1989 : 512).

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Légende

La situation critique de la langue roumaine dans la RSS Moldave est reconnue ouvertement dans les années 1988-1988, quand a lieu un débat, animé par V. Mîndîcanu (1988/1999), qui met en évidence le niveau bas de l'enseignement et de connaissance pratique du "moldave"=roumain, sa dégradation et sa russification ainsi que la diminution de son emploi. Le processus de dégradation de la langue est analysé en rapport étroit avec la dégradation de la conscience nationale. Conçu comme une polémique avec N. Corlãteanu qui avait publié (à l'indication du parti communiste) l'article Étapes du développement de la langue moldave, Mîndîcanu réfute les thèses officielles soutenues par Corlãteanu et implicitement les principes de la politique linguistique communiste. Ce débat a libéré la linguistique moldave des chaînes doctrinaires et, pour la première fois, les linguistes se sont solidarisés afin de revendiquer les droits de la langue roumaine et le retour à la graphie latine.

Après le décret qui instituait le "moldave" comme langue d'Etat en 1989, l'unité du système glottique "moldave" = roumain a été complètement admise ; les normes de la langue littéraire "moldave" fixées dans les grammaires, dans les dictionnaires, dans les guides et dans d'autres ouvrages à caractère normatif deviennent explicitement identiques aux normes de la langue roumaine. C'est-à-dire qu'à partir de 1989, parallèlement au retour à l'alphabet latin et à l'abandon de la théorie de deux langues, le problème de l'identité commence à se poser explicitement.

Les premiers ouvrages normatifs d'après 1989 sont conçus pour les domaines de la phonétique, de l'orthographe et de l'orthoépie. Ainsi, sont édités Normele ortografice, ortoepice şi de punctuaţie (1991) et Dicţionar ortografic cu elemente de ortoepie şi de morfologie (1991). Les auteurs des Normes précisent dans l'introduction que, partant de l'unité de la langue en RSS Moldave et en Roumanie, "unité confirmée par les nombreuses études dans ce domaine", ils reprennent intégralement les principes et les règles similaires au Ghid ortografic édité a Bucarest, parce que :

Perfecţionarea normelor ortografice şi reglementarea materialului de limbă prin fixarea lui în dicţionare normative de tot felul au fost efectuate pe parcursul anilor, dar în special în epoca modernă de lingviştii români ale căror opere au servit lingviştilor din RSS Moldovenească drept model şi sursă de orientare la întocmirea multor lucrări de specialitate, chiar şi înainte de revenirea la grafia latinăLe perfectionnement des normes orthographiques et la réglementation du matériel linguistique dans différents dictionnaires normatifs ont été réalisés surtout à l'époque moderne par les linguistes roumains dont les œuvres ont constitué des modèles pour les linguistes de RSS Moldave et des sources d'orientation pour la réalisation de nombreux ouvrages spécialisés, même avant le retour à la graphie latine (Norme 1991 : 2).

Les auteurs du Dictionar ortografic (1991) reproduisent également le Dicţionar ortografic, ortoepic şi moroflogic al limbii române (Bucarest 1982). Ils écrivent que tous les documents/actes législatifs concernant l'unité des deux langues ("moldave" et roumain) ne constituent qu'une confirmation législative des conclusions tirées de façon claire et indiscutable des œuvres de toute une pléiade de linguistes moldaves, qui, pendant plus de trois décennies, ont constamment proclamé "l'identité absolue de la structure grammaticale et l'identité de principe du vocabulaire de ce que nous appelons couramment langue "moldave", ayant la structure grammaticale et le vocabulaire de la langue roumaine" (DOEOM 1991 : 3). Les manuels scolaires (Bondarenco 1993, Negura, Neculcea 1997 etc.) parus après la déclaration d'indépendance de la Moldavie sont appelés de "langue roumaine", beaucoup étant des reproductions d'éditions de Bucarest.

Dans ce contexte, l'objectif des linguistes de la République de Moldavie après 1989 était l'alignement des normes sur celles du roumain littéraire (ou standard) qui devaient être uniques pour tous les Roumains, sans tenir compte de leur appartenance d'État, "la synchronisation avec le niveau de la langue littéraire atteint pendant les décennies de séparation obligatoire" (cf. Avram 1993 : 36-37).

L'état actuel de la question  

Bien que certains documents officiels d'après 1989 reconnaissaient l'identité linguistique moldave et roumaine (Acte 1990), en 1994 a été adoptée la nouvelle Constitution qui stipule à l'article 13 : "La langue officielle de la République de Moldavie est le moldave écrit avec l'alphabet latin". La réaction de l'opinion publique a été prompte : de nombreuses manifestations et des protestations organisées par les intellectuels, les étudiants et les journalistes ont montré leur mécontentement. Dans le même esprit, les linguistes réunis au 5e Congrès des philologues roumains (4-9 juin 1994) adopteront une résolution par laquelle ils demandaient au Parlement de la République de Moldavie de respecter l'histoire et l'essence de la langue roumaine et de sa dénomination correcte (Limba românã este Patria mea 1996 : 299). Sous la pression de l'opinion publique, le président du Parlement, P. Lucinski, a adressé, en septembre 1994, une lettre à l'Académie de Sciences de la République de Moldavie, en sollicitant l'avis des linguistes à propos de l'emploi du syntagme "langue moldave" et de son histoire. La réponse a été la suivante :

Noi avem convingerea (...) că articolul 13 din Constituție trebuie revizat în conformitate cu adevărul științific și că trebuie să fie formulat în termenii următori: "limba oficială a Republicii Moldova este limba română"Nous avons la conviction (…) que l'article 13 de la Constitution doit être révisé conformément à la vérité scientifique, et qu'il doit être formulé dans les termes suivants : «la langue officielle de la République de Moldavie est la langue roumaine" (ibidem, 313).  

Malgré cette conclusion ainsi que l’activité des linguistes, l'article 13 de la Constitution n’a pas encore été modifié ; au contraire, le nom de la langue est devenu un instrument du combat politique. En février et en mars 1995, a eu lieu une autre série de protestations, suite auxquelles le président de la République de Moldavie M. Snegur a adressé au Parlement le message suivant : "La Langue roumaine est le nom correct de notre langue" et a proposé la révision de l'article 13 de la Constitution, car "la science linguistique prouve que notre patois moldave ne constitue qu'une variante de l'ensemble glottique générique nommé langue roumaine" (Snegur 1996 : 327). Afin de convaincre les députés, dans l'été 1995 a lieu une autre conférence scientifique, organisée par l'Académie de Sciences de la République de Moldavie, sous le titre ”La langue roumaine est le nom correct de notre langue”, mais sans aucune répercussion sur les politiciens. Le 9 février 1996, le Parlement de la République examine et soumet au vote l'initiative législative de M. Snegur et l'appel de la conférence, qui se sont soldés par un refus. Le 18 février 1996, l'Assemblée générale de l'Académie fait une déclaration :

Asambleea generală a Academiei de științe confirmă opinia științifică argumentată a specialiștilor și filologilor din Republică și de peste hotare (...), conform căreia denumirea corectă a limbii oficiale din Republica Moldova este limba românăL'Assemblée générale de l'Académie des sciences confirme l'opinion scientifique argumentée des spécialistes en philologie de la République et d'au-delà des frontières (…), conformément à laquelle la dénomination correcte de la langue d'officielle de la République de Moldavie est la langue roumaine (Limba Română este Patria mea 1996 : 337). 

En conséquence, est institué un moratoire qui prévoit un délai de 4 ans pour l'article 13 de la Constitution. Entre 1997 et 2000, tous les citoyens, toutes les écoles ainsi que les universités, les médias, le théâtre, la télévision, la radio pouvaient utiliser le syntagme langue roumaine, l'ethnonyme peuple roumain, les termes littérature roumaine, lycée roumain etc.

La situation a radicalement changé le 25 février 2001, après les élections parlementaires anticipées. La victoire fut remportée par le Parti Communiste de la République de Moldavie. Sa politique linguistique visait la reconnaissance et l'officialisation de la dénomination "langue moldave", de même que l'élimination de l'usage du syntagme "la langue roumaine", qui appartiendrait à un autre peuple, à un autre pays. La politique linguistique du gouvernement actuel de Chisinau rappelle celle des années 50. Les publications officielles des communistes diffusent des articles politiquement orientés et ceux qui militent pour la langue roumaine sont critiqués et menacés (cf. Comunistul 2002 : 4 ; Moldova suverană 2003 : 13, etc.).

Les événements qui ont eu lieu entre le 9 janvier et le 25 avril 2002 ont représenté la réponse publique à la politique linguistique officielle. Les élèves, les étudiants, les intellectuels ont sans cesse manifesté pour défendre le roumain et l'histoire des Roumains.     

Bien que les élites sociales, l'enseignement et les médias utilisent constamment la dénomination de "langue roumaine", les dirigeants d'après 1994 évitent ce syntagme, en le remplaçant par des termes peu précis tels que : "langue d'État", "notre langue", "langue maternelle", "langue officielle", "langue d'enseignement", "langue du peuple", "langue des ancêtres". Les actuels dirigeants de Chisinau sont revenus à la politique linguistique d'avant 1989. Les adeptes du "moldave" refusent de reconnaître l'identité des deux idiomes et ils ont recours aux arguments d'autrefois : la conscience du peuple - "le peuple le veut ainsi, et c'est ainsi qu'elle fut nommée par les ancêtres et par les chroniqueurs" (cf. Comunistul 2002 : 2) - , le contact de longue durée de la langue "moldave" avec le monde des Slaves etc. En réalité, la frénésie de chercher des arguments de ce type est un anachronisme, car même les plus acharnés promoteurs du "moldave" utilisent dans leurs écrits le roumain standard (y compris le journal Comunistul), et non pas quelque variante dialectale ou populaire. Dans ce sens, pour attirer l'attention de l'opinion publique, le parti de gouvernement a élaboré La conception de la politique nationale d'État de la République de Moldavie. D'un côté, les auteurs de la Conception proposent "la création immédiate des conditions nécessaires à l'acquisition de la langue moldave par une partie de la population de Moldavie". De l'autre côté, ils refusent de "restreindre la sphère d'emploi de la langue russe dans tous les domaines de la vie de l'État et de la société" (Moldova Suveranã 2003 : 3). Or, comme le montre K. Heitmann, l'hégémonie de la langue russe n'a point été affaiblie par la renaissance nationale, mais au contraire, s'est intensifiée après 1989. Seule la langue roumaine a été et est encore affectée (1998 : 138-139). Les promoteurs de cette "idéologie étatique" prétendent ne pas comprendre que l'appropriation de la "langue moldave" entraînera logiquement "la réduction de la sphère d'usage de la langue russe". Ce projet a été critiqué par les élites sociales de Chisinau, parce qu'il "reprend intégralement la vision soviétique à propos de la population autochtone roumaine occupée suite à l'invasion de 1940" ; "afin de justifier l'occupation de ces territoires, la propagande soviétique a inventé le soi-disant "peuple moldave" et la soi-disant "langue moldave", différents du point de vue ethnique de toute l'aire culturelle roumaine" (Flux 2003 : 3). Avec la Conception... a été édité le Dictionnaire moldave-roumain de V. Stati (2003) qui est l'unique ”argument” linguistique pour soutenir l'idée de la langue "moldave" différente du roumain.