Le nationalisme catalan

Onglets principaux

Langue et nationalisme en Catalogne autonome

On s’étendra dans ce qui suit sur le nationalisme catalan que l’on peut considérer, dans son histoire tout comme dans son expression actuelle, comme un cas exemplaire de nationalisme linguistique de nation sans État, c’est-à-dire d’idéologie politique proclamant le caractère irréductible et inaliénable de la communauté nationale, fût-elle circonscrite à une Région ou à une Province ou une Communauté Autonome ou encore transrégionale dans laquelle la représentation identitaire de la langue de cette même communauté occupe une place centrale.

Le XXe siècle a vu se développer en Catalogne un "modèle" de nationalisme linguistique (Boyer 2008) qui, durant les deux dernières décennies du XXe siècle de pouvoir politique nationaliste à la tête des institutions autonomiques, n’a cessé de se consolider et dont on peut observer la continuité au travers des discours tenus par les nationalistes catalans au cours du siècle passé. Deux exemples de ces discours mettent bien en évidence que cette continuité s’est accompagnée en quelque sorte d’un épanouissement. On pourrait dire que de simple représentation au sein d’une idéologie politique, le nationalisme "culturel", la langue catalane a fait l’objet d’un processus de métonymisation / symbolisation au sein du discours nationaliste, jusqu’à devenir l’élément représentationnel central, moteur, de l’idéologie en question.

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Portrait de Prat de la Riba, Musée Prat de la Riba.
Castellterçol

Ainsi l’on peut aisément vérifier l’importance de la question linguistique pour le premier nationalisme catalan fraichement sorti du régionalisme culturel de la "Renaixença" du XIXe siècle en observant les actions et les discours de l’un de ses pères : Enric Prat de la Riba, avocat, président de la "Mancomunitat" (gouvernement régional de la Catalogne) de 1914 jusqu’à sa mort en 1917, et fondateur en 1907 de l’"Institut d’Estudis Catalans" (Académie catalane, dont la Section philologique a joué et joue un rôle éminent dans la gestion de la langue catalane et au sein de laquelle le linguiste Pompeu Fabra devait réaliser la normativisation du catalan au travers de Normes orthographiques, d’une Grammaire et d’un Dictionnaire, une normativisation indispensable pour la normalisation ultérieure des usages sociaux du catalan (Boyer 1991)).

L’intervention de Prat de la Riba au 1er Congrés International de la Langue Catalane, tenu à Barcelone en 1906, intitulée : "Importance de la langue dans le concept de la nationalité" (Prat de la Riba [1906], 1985), communication érudite sur l’importance de la langue pour les peuples et les hommes, établit une claire filiation en matière linguistique, entre le catalanisme et les nationalismes "culturels" (Allemagne, Hongrie...) :

(...) els poblesqui reaccionen contra l’absorció d’altres pobles, aixís que senten la necessitat d’afirmar la seva individualitat, de proclamar la seva personalitat, s’agafen a la seva unitat de llengua com principi salvador y fonament del seu dret. La llengua es la meteixa nacionalitat, deien els patriotes húngars a mitjans del sigle passat, reproduint l’afirmació dels primers patriotes alemanys. La llengua es la nacionalitat, han repetit tots els pobles renaixents(...) Les peuples qui réagissent contre l’absorption d’autres peuples, qui sentent ainsi la nécessité d’affirmer leur individualité, de proclamer leur personnalité, s’accrochent à leur unité de langue comme principe salvateur et fondamental de leur droit. La langue est la nationalité même, disaient les patriotes hongrois au milieu du siècle dernier, reprenant  l’affirmation des premiers patriotes allemands. La langue est la nationalité, ont répété tous les peuples renaissants (Prat de la Riba [1906], 1985, 667)

La préoccupation de Prat de la Riba à propos de la question linguistique fut permanente, comme en témoigne cet autre discours, de 1916, adressé depuis la Présidence de la Mancomunitat catalana au président du Conseil des Ministres espagnol "en défense des droits de la langue catalane" (Homenatge a Enric Prat de la Riba 1992 : 109-113), comme réponse à une agression du pouvoir central à propos de l’enseignement du catalan et de son usage officiel, à laquelle avait semblé s’associer la Real Academia Española (l’Académie espagnole). Dans ce Message, Prat de la Riba, après avoir fait état d’ arguments d’ordre géolinguistique, historique, psychologique et politique en faveur de l’usage officiel de la langue catalane, souligne  que

... s’ha manifestat (...) conscient i reflexiva la voluntat catalana reivindicant per a la nostra llengua la plenitud dels seus drets, la igualtat de condició amb les altres llengües espanyoles i, d’una manera especial, l’oficialitat en tota la vida pública interior de Catalunya, així en els orgnismes locals populars com en tots els centres i dependències de l’Estat situats en el territori de Catalunya.… s’est manifestée (...) de manière consciente et réfléchie la volonté catalane revendiquant pour (le catalan) la plénitude de ses droits, l’égalité de condition avec les autres langues espagnoles et, d’une manière spéciale, l’officialité dans toute la vie publique intérieure de Catalogne, aussi bien dans les institutions locales populaires que dans tous les centres et dépendances de l’État situés sur le territoire de Catalogne (ibid,  111-112)

À l’autre bout du siècle, les catalanistes ont su consolider la construction idéologique du nationalisme linguistique, en particulier à la suite de la dictature franquiste dont la Catalogne a été comme communauté l’une des victimes incontestables (Benet 1979). Jordi Pujol, qui a présidé durant plus de vingt ans la Generalitat de Catalunya a su se faire le chantre et le défenseur intraitable de la langue catalane, en contribuant à instaurer en Catalogne autonome un important dispositif  de politique linguistique  (Boyer et Lagarde (eds) 2002 : 96), à partir d’une législation qui a fait tache d’huile dans les autres Communautés d’Espagne avec "langue propre", et en sachant tenir un discours public à vocation consensuelle mais inspiré par un indiscutable positionnement nationaliste.

L’une de ses prises de parole les plus solennelles et les  plus construites en la matière est sûrement la conférence prononcée le vingt-deux mars 1995 au Palais des Congrès de Montjuich à Barcelone intitulée : "Que représente la langue en Catalogne ?" ("Què representa la llengua a Catalunya ?"). Tout comme le Message précédemment cité de Prat de la Riba, cette conférence s’inscrivait dans un moment très particulier : la victoire juridique obtenue de haute lutte par le Gouvernement autonome en décembre 1994, victoire que représentait l'Arrêt (Sentencia) du Tribunal Constitutionnel espagnol prononcée en faveur de la Loi de normalisation linguistique de 1983, dont le Tribunal Suprême de l’État avait mis en cause la constitutionnalité de certains articles. Dans cette conférence, J. Pujol s’appuie bien entendu, avec un souci évident de légitimation, sur cette "Sentence".

Il y a là une constante du nationalisme linguistique périphérique : il se nourrit du conflit suscité le plus souvent par les remontrances du Centre (Gouvernement espagnol, Académie, organes de presse madrilènes...). Le discours en question, produit dans une occasion exceptionnelle, par un acteur parfaitement légitimé en Catalogne pour parler de la relation particulière entre langue et nation catalanes, est en fait une explicitation détaillée, sur le mode emphatique, du « modèle » catalan de nationalisme linguistique.

La représentation de la langue catalane proposée par le président de la Generalitat en exercice synthétisait l’ensemble des discours nationalistes invoquant la primauté du catalan dans la définition de la nation catalane. C’est ce que proclame d’entrée de jeu le conférencier :

(...) la identitat de Catalunya és en gran part lingüística i cultural. Mai la reivindicació de Catalunya no ha estat étnica ni religiosa ni ha fet lleva en la geografia ni ha estat estrictament política. Hi ha molts components en la nostre identitat, n’hi ha una pila, però la llengua i la cultura en són l’espina dorsal(...) l’identité de la Catalogne est en grande partie linguistique et culturelle. La revendication de la Catalogne n’a jamais été ethnique ni religieuse ni ne s’est appuyée sur la géographie ni n’a été strictement politique. Il y a de nombreuses composantes dans notre identité, il y en a beaucoup, mais la langue et la culture en sont l’épine dorsale (Pujol 1995 : 175 )           

Comme le dit le président Pujol, tout en affirmant la primauté de la langue et de la culture, d’autres traits composent l’identité collective de la Catalogne pour les nationalistes et sont également célébrés régulièrement  par le gouvernement autonome, au travers d’expositions, de publications, ainsi que par les médias, la télévision de la Communauté en premier lieu, comme l’histoire (millénaire) ou le patrimoine (architectural, artistique...).

Il poursuit en s’interrogeant : "que signifie la langue pour un peuple ? [...] C’est un signe fondamental d’identité, un élément déterminant de sa personnalité" (ibid, 175 ; c’est moi qui souligne). Et J. Pujol revient plus loin sur ce fondement de l’identité nationale catalane :

La llengua és, no l’única clau, però sí una clau molt important del ser d’un poble. I sovint la més important. En el cas de Catalunya, la més important. (...) Es la llengua catalana la que ha contribuït decisivament a configurar la personalitat col·lectiva de CatalunyaLa langue est, non pas l’unique clé, mais assurément une clé très importante de l’être d’un peuple. Et souvent la plus importante. Dans le cas de la Catalogne, la plus importante. (...) C’est la langue catalane qui a contribué de manière décisive à configurer la personnalité collective de la Catalogne (ibid, 178).

Après cette affirmation préalable du caractère central de la langue dans la construction nationaliste, J. Pujol va décliner l’ensemble des traits dont l’articulation constitue la représentation nationaliste de la langue catalane. On peut ainsi résumer cette articulation entre les divers éléments constitutifs de la représentation identitaire de la langue catalane :

  1. En Catalogne la langue catalane est le fondement de la nation.
  2. La langue catalane est la seule langue historique de Catalogne.
  3. Cette langue a été victime d’une persécution impitoyable qui a visé à la détruire. Le responsable en est l’État espagnol (en particulier l’État franquiste).
  4. Heureusement les Catalans ont fait preuve de fidélité (de loyauté) à l’égard de leur langue et ont résisté à l'entreprise de destruction.
  5. Cependant cette persécution a laissé de graves séquelles : la langue catalane est en état de faiblesse.
  6. Cette faiblesse, due à l’entreprise de persécution, rend légitime une action collective en sa faveur : politique linguistique institutionnelle mais aussi militantisme catalaniste.

La crédibilité de cet ensemble et de l’articulation entre ses composantes (et donc la pertinence pragmatique éventuelle de la représentation de la langue ici proposée) tiennent évidemment à l’authenticité incontestable de plusieurs attendus, comme celui de la persécution dont a été victime la langue catalane durant la période franquiste.

Quel  territoire et quels contenus  pour la Nation catalane ?

Au sein du nationalisme (linguistique) catalan se pose la question de l’espace géolinguistique identifié comme national. Et à l’instar de ce qui a pu être observé pour d’autres nationalismes linguistiques, on doit parler de pan-catalanisme à propos de la prétention d’une tendance importante des nationalistes catalans, d’étendre, sous la dénomination de Pays Catalans ("Països Catalans") la nation catalane à l’ensemble des pays historiquement de langue catalane, où du reste l’usage social du catalan est aujourd’hui d’importance variable (outre la Catalogne proprement dite : le "Principat", les Îles Baléares, le Pays Valencien, le Roussillon, l’Andorre, la Frange orientale de l’Aragon et la ville sarde d’Alghero). Cet expansionnisme nationaliste ne fait évidemment pas l’unanimité, tout particulièrement dans certains des territoires concernés. Des phénomènes de rejet peuvent ainsi être observés, en particulier sous la forme de conflits glossonymiques, comme dans la Communauté Valencienne où "valencien" (valencià) s’oppose à "catalan" (català). Bien qu‘il s’agisse, d’un strict point de vue linguistique, de la même langue, c’est le nom de "valencien" qui a été  retenu  pour désigner officiellement la langue propre de  la Communauté (voir Boyer et Lagarde (eds) 2002 : 123-126). Dans la Communauté des Îles Baléares  on a même pu observer l’apparition d’un micro-nationalisme linguistique (très minoritaire), refusant la dénomination, officielle dans cette Communauté, de "catalan" au profit de "langue baléare" ("sa llengo balear")... (Sintas 1995).

À Barcelone, les discours du nationalisme dominant à propos de la nation et de la langue catalanes sont très pragmatiquement axés sur la Communauté Autonome de Catalogne. Le sociolinguiste Miquel Angel Pradilla préfère parler à juste titre  de "catalanofonia" dans son compte rendu de la situation sociolinguistique de l'aire catalanophone (Pradilla 2015).

La bataille de la langue

Les proclamations nationalistes de primauté de la langue catalane sur les autres éléments constitutifs dans la définition de la nation catalane ne manquent pas dans le très vaste corpus nationaliste. L’un des textes fondateurs du nationalisme catalan à la fin du XIXe siècle, les célèbres Bases de Manresa (1892-1893), l’indique clairement :

La llengua catalana serà la única que ab carácter oficial podrà usarse a Catalunya y en las relacions d’aquesta regió ab lo Poder centralLa langue catalane sera la seule qui pourra être utilisée, avec un caractère officiel, en Catalogne et dans les relations entre cette région et le Pouvoir central (il s’agit de la 3e Base) (Assambleas catalanistes (primera), Manresa, Barcelone 1893, dans Bases de Manresa 1992 :  229)

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Affiche dans une rue de Barcelona

La langue est bien chez les nationalistes catalans l’"élément central de la représentation de l’identité collective", qui remplit une « fonction symbolique et participative" (Tejerina Montaña  1992 : 52-72.). Du reste, la vie politique catalane est régulièrement saisie de la question linguistique (les médias en témoignent largement) :  il est question de "bataille de la langue" (Pujades 1988) ou, comme l'écrit le journaliste E. Voltas, de "guerre de la langue", dans un ouvrage qui présente un réquisitoire documenté contre les résistances et prises de position hostiles à telle ou telle phase de la normalisation linguistique en faveur du catalan conduite par le gouvernement autonome, singulièrement entre 1993 et 1996, à propos de la mise en œuvre généralisée de l’immersion linguistique (stratégie d’apprentissage d’une langue non-maternelle qui consiste à faire de cette langue la langue de l’enseignement et non plus simplement une langue enseignée) dans les écoles de Catalogne (Voltas 1996).

Les conflits et polémiques concernant la/les langues en usage en Catalogne (catalan, castillan), qui à vrai dire ne concernent qu’une minorité d’acteurs mais dont l’impact, par médias interposés, sur l’état de l’imaginaire collectif est loin d’être négligeable, sont un ferment décisif dans le processus de proclamation d’identité nationale autour de la seule "langue propre", le catalan (Boyer 1991 : 233-237).

En 1979, un article-manifeste publié dans une revue de langue et littérature catalanes : Els Marges (Argenté et al. 1979), dramatisait à souhait, sous le titre alarmiste "Une nation sans État, un peuple sans langue ?" la situation sociolinguistique du catalan, au demeurant réellement préoccupante au sortir du franquisme : un manifeste considéré par certains opposants à la politique linguistique officielle comme un appel au  monolinguisme en faveur du catalan (voir Fòrum Babel 1999 : 37)...

En mars 1981, un autre texte à teneur épilinguistique, dit Manifeste des 2300, symétrique si l’on p

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Campagne pour l'intégration linguistique
des immigrants en Catalogne

eut dire du précédent, était publié dans le journal espagnol Diario 16, revendiquant "l’égalité des droits linguistiques en Catalogne" bafouée selon les signataires par la politique linguistique du gouvernement autonome qui viserait à faire du catalan l’unique langue officielle de Catalogne. La riposte n’a pas tardé : un collectif militant s’est constitué, le même mois, appelé Crida a la solidaritat en defensa de la llengua, la cultura i la nació catalana ("Appel à la solidarité pour la défense de la langue, de la culture et de la nation catalanes"). Ce collectif (La Crida ) a joué un rôle politique non négligeable, en particulier au travers de ses campagnes et de ses interventions directes (qui n’ont évidemment pas fait l’unanimité) en direction des secteurs récalcitrants.

D’autres péripéties de cette "guerre" ont alimenté le corpus de discours tenus sur la langue catalane, la situation sociolinguistique dans laquelle se trouve la Catalogne et la politique linguistique mise en œuvre par le gouvernement autonome, à partir de l’adoption d’une première loi dite "Loi de normalisation linguistique en Catalogne" (1983), à laquelle s’est substituée une deuxième loi dite "de politique linguistique" (1998), et au travers d’un  complexe gestionnaire diversifié, dont le centre et le moteur est la Direction Générale de Politique Linguistique (intégrée au Département de Culture du gouvernement autonome) (Boyer et Lagarde (eds) 2002 : 81-98). Une des péripéties ayant eu un impact non négligeable est la création du "Foro Babel" (Fòrum Babel 1999) en février-avril 1997. Le premier manifeste de ce Forum (30 avril 1997) qui regroupait au départ quatre-vingt-dix intellectuels et créateurs, dont certains de grand renom, intitulé : "Document sur l’usage des langues officielles de Catalogne" (Document sobre l’ús de les llengües oficials de Catalunya) était une prise de position claire contre le nationalisme linguistique et pour le respect du bilinguisme (catalan-castillan) en Catalogne. Le deuxième manifeste du Forum Babel, sous le titre "Pour un nouveau modèle de Catalogne" ("Per un nou model de Catalunya") dénonçait vigoureusement l’idéologie nationaliste de la coalition au pouvoir en Catalogne, en ce qui concerne en particulier la politique linguistique qui, selon les rédacteurs du Manifeste avait "pour objectif de faire du catalan la langue unique et obligatoire de toutes les institutions" et opterait pour le monolinguisme "qui ne correspond pas à la réalité linguistique" (Fòrum Babel 1999, 290) et, tout en reconnaissant que le catalan, langue minoritaire, doit bénéficier d’un traitement spécifique, se prononce en faveur de la promotion du bilinguisme, "l’authentique fait différenciel" de la Catalogne, singulièrement dans l’enseignement (ibid, 293).

Concernant l’essentiel de la période post-franquiste écoulée, on peut souscrire au point de vue de T. Cabré et C. Lleal, qui, après avoir rappelé que "la langue est en Catalogne un élément fondamental du nationalisme, [...] sans doute l’élément d’identification le plus important", observent, à travers une lecture des premières polémiques à teneur épilinguistique dont il a été question, que "la défense de la langue catalane, lorsqu’elle est attaquée par des groupes anti-catalans, homogénéise la diversité idéologique des partis politiques catalans" car "il y a, à ce moment-là, un seul ennemi" (Cabré et Lleal 1986 : 141-142).

Ce qu'il est convenu d'appeler la "crise catalane" (dont la question linguistique est précisément à l'origine, et qui a conduit à la déclaration unilatérale d'indépendance instaurant une République catalane par le Parlement catalan, en octobre 2017) a été une nouvelle illustration de ce consensus catalaniste irréductible autour de la langue nationale.

Nationalisme linguistique et politique linguistique  (fin XXe - début XXIe siècles)

Force est de reconnaître que le nationalisme linguistique a eu un impact décisif sur la politique linguistique conduite institutionnellement par le pouvoir autonome dans la Communauté de Catalogne depuis 1980. C'est en effet la date de la mise en place d’un dispositif officiel de normalisation de l’usage du catalan susceptible de coordonner les efforts en faveur d’une reconquête des espaces sociolinguistiques perdus au cours du processus de minoration-minorisation, jusqu’à provoquer un authentique rééquilibrage des statuts et des usages des deux langues en présence pouvant conduire à l’établissement d’un bilinguisme institutionnel non-diglossique. Parler d’impact décisif, c’est considérer que, sans la traduction glottopolitique volontariste du nationalisme catalan que la Generalitat a assumé fermement dès la fin des années soixante-dix du XXe siècle, la reconquête des usages sociolinguistiques en Catalogne ne serait pas ce qu’elle est, comme le montrent les évaluations démolinguistiques. Ainsi le tableau synthétique ci-dessous met en évidence la progression régulière des compétences de la population en langue catalane (que ne perturbent pas, sur la longue durée, les variations dues à l’accroissement des flux migratoires, à certaines périodes).

Évolution de la connaissance du catalan dans la Communauté autonome de Catalogne (population âgée de 2 ans et plus)

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Source : Pradilla Cardona et Sorolia Vidal, 2015, 28.

Il convient d’observer par ailleurs que la normalisation linguistique s’est développée selon les deux axes solidaires de tout "marché linguistique" : celui des usages et celui des représentations et en mettant tout en œuvre institutionnellement pour que le dispositif (les structures appropriées) et les dispositions (législatives, réglementaires) soient à la hauteur du défi à relever.

Comme on l'a dit plus haut, deux lois linguistiques ont été votées par le Parlement catalan (parlement de la Communauté Autonome) depuis l'adoption du premier Statut d'autonomie : la première en 1983 (dite "de normalisation linguistique du catalan"), la seconde en 1998 pour aller plus loin (dite "de politique linguistique"). Entre ces deux lois (et leurs décrets d’application), dont la première a eu pour objectif déclaré la "normalisation" des usages du catalan (mot d’ordre cher aux sociolinguistes catalans: voir par ex Aracil 1965), c’est-à-dire de faire de la "langue propre" de la Catalogne une langue de plein exercice sociétal, il y a une évolution très sensible de la politique linguistique du gouvernement autonome : désormais, et la loi de 1998 en est l’affirmation solennelle, il s’agit de faire du catalan, langue nationale pour les catalanistes, la langue prioritaire de la Catalogne. En effet, la loi de 1998 précise les statuts des deux langues co-officielles de la Communauté Autonome de Catalogne, selon les deux principes du droit en la matière :

– le catalan est la "langue propre" de la Communauté, la seule (principe de territorialité) et donc elle doit être collectivement utilisée en priorité ;

– le castillan est la langue de l’État espagnol, langue co-officielle en Catalogne et tout citoyen a le droit (principe de personnalité) de communiquer avec les pouvoirs publics dans cette langue, en demandant une traduction en castillan, par exemple.

La concrétisation de cette visée glottopolitique n’est pas allée, on l'a vu, sans provoquer quelques réactions d'opposition dans une population qui compte de très nombreux hispanophones d’origine. Cependant on doit reconnaître que les autorités compétentes ont su, contre vents et marées (en particulier les entraves du gouvernement central), faire que dans l’administration, l’enseignement (par la stratégie d’immersion), les médias (télévision surtout), la communication sociale en général, les entreprises, et la vie politique bien sûr, le catalan surmonte le handicap de "petite langue" longtemps maltraitée et guettée par une mort programmée. Évidemment, le fait que la communauté catalanophone, dans laquelle la bourgeoisie a joué un rôle glottopolitique positif de premier plan, ait résisté pacifiquement à l’assimilation avec une détermination sans faille et des stratégies diversifiées n’est pas pour rien dans le succès de la normalisation.

À n'en pas douter ce succès est dû avant tout au "montage" à la fois socio-politique et technique de ladite normalisation. En effet, un cadre administratif diversifié et la mise en place de structures spécialisées (comme les Centres de Normalisation dans les communautés urbaines) ont permis de répondre, efficacement semble-t-il, au défi que présentait la situation sociolinguistique de départ (une situation diglossique certes paradoxale, où la langue dominée était aussi langue de prestige, mais une situation de dominance tout de même, en particulier dans l’ordre de l’écrit social).

L’un des indicateurs les plus éclairants de l’état d’une reconquête sociolinguistique (et donc de l’impact d’une politique linguistique) est sûrement la progression de la transmission intergénérationnelle de la langue ayant subi un processus de minoration. Or, en 2013, 32,6 % de la population de Catalogne déclarait avoir parlé le catalan avec leur mère alors que 44 % déclarait le faire avec leurs enfants : on peut ainsi observer que non seulement les catalanophones transmettent la langue, mais que la transmettent également des personnes qui ne l’utilisaient pas avec leur mère (Xarxa Cruscat-Iec 2015 : 48).

Cependant, d’autres enquêtes (par ex. Boix–Fuster 1993) concernant la situation sociolinguistique dans la province de Barcelone (et en particulier dans l’aire métropolitaine de la capitale catalane), la plus importante démographiquement des provinces de Catalogne, ont mis en évidence très tôt un fait de première importance quant à l’avenir de la configuration sociolinguistique de la Catalogne : les jeunes générations tendent à considérer de plus en plus que leur "langue d’identification" n’est pas forcément le catalan (pas plus que le castillan), mais les deux langues en usage. Ce que corrobore une étude du Département d’Éducation et du Secrétariat de Politique Linguistique, résumée dans le tableau ci-dessous, qui met en relief, en particulier, une progression très importante de l’identification bilinguiste par les élèves du secondaire au détriment des choix exclusifs du catalan ou du castillan, ce qu’on pourrait aisément considérer comme un déficit de loyauté linguistique à l’égard du catalan dont l’apprentissage a fait pourtant l’objet de beaucoup de soins par l’institution scolaire de la Communauté Autonome :

Langue des parents, langue première des élèves et langue d’identification

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Source : Département d’éducation et Secrétariat de politique linguistique de la généralité, Étude sur les usages et les attitudes linguistiques des élèves des centres d’enseignement secondaire (2006). 

Un constat de bilinguisation, donc, qui semble justifier un certain alarmisme de la part de M. Subirats pour qui les données démolinguistiques ne font pas apparaître "une situation transitoire vers la catalanisation de la population, mais vers le bilinguisme, un fait qui suggère une plus grande faiblesse structurelle pour le maintien du catalan" (Subirats 2000 : 182). Certes il s’agit là d’une donnée qui, pour être peu enthousiasmante d’un point de vue strictement catalaniste (militant), ne peut que satisfaire le sociolinguiste, car elle tendrait à montrer qu’une politique linguistique efficace peut faire évoluer une situation diglossique conflictuelle, vers un bilinguisme institutionnel non diglossique (Boyer 2017). Cependant c’est l’avenir qui dira si c’est bien ainsi qu’il faut interpréter ces résultats.

Une chose est sûre cependant : ces chiffres ne peuvent que donner des arguments aux deux groupes de belligérants : le discours collectif sur la/les langue(s) en Catalogne a de beaux jours devant lui.

Dans la dernière période le sentiment nationalitaire catalan s'est vu frustré par les attaques juridiques du gouvernement espagnol au Statut d'autonomie de 2008, en particulier concernant le statut de la langue catalane dans l'enseignement. Ces attaques récurrentes ne sont pas pour rien dans la montée de l'indépendantisme et la grave "crise" dont on a parlé et qui a secoué et continuera de secouer la Catalogne.