Les Renaissances sociolinguistiques du XIXe siècle : langue, territoire, identité
On l’a vu dans le chapitre précédent, dans l’Europe du XIXe siècle, les minorités linguistiques sont contraintes d'intégrer la majorité car au sein de ces États modernes, la norme est le monolinguisme institutionnel selon le modèle un État - une nation - une langue. Mais ce modèle, qui aurait pu constituer la fin de ces langues minoritaires, se reproduit un peu partout en Europe, au niveau des langues qui ne jouissent pas de soutien institutionnel mais dont les locuteurs (ou plutôt certains locuteurs ou leurs représentants) prennent conscience de leur rôle dans le maintien d’une identité propre différente de celle de l’État-nation qui les abrite. Paul Garde rappelle "l’universalité de ce phénomène d’éveil linguistique" qui touche en Europe des dizaines d’idiomes (Garde 2006 : 9) :
Il s’agit dans chaque cas de créer (ou d’essayer de créer) une langue nationale standardisée, écrite et capable de tout exprimer, sur la base de parlers qui n’ont pas au départ ces caractéristiques.
Durant cette période, éveil linguistique et éveil "national" vont souvent de pair car la langue est considérée comme l’élément constitutif de la nation (cf. nations romantiques) : la construction d’une "langue nationale standardisée" est associée à des revendications politiques plus ou moins ambitieuses qui peuvent aller de la pleine indépendance (qui ménerait à la construction d’un nouvel État-nation) à la revendication d’une identité régionale au sein d’un État plurinational ou pluri-régional.
Dans la Romania, les trois mouvements principaux d'éveil linguistique (et culturel) et les plus anciens sont : le Félibrige (occitan-provençal), la Renaissença (catalan) et le Rexurdimento (galicien), mais d’autres initiatives moins connues ont eu lieu un peu partout dans l’espace de la Romania au XIXe et au XXIe siècles. Il s’agit dans tous les cas de mouvements qui portent sur trois axes complémentaires : créer ou renforcer l’identité collective ("nationale/régionale"), réaliser un travail d’"élaboration" de la langue et essayer d’obtenir de l’État une reconnaissance politico-administrative plus ou moins importante selon les mouvements.
Création/renforcement de l’identité collective « nationale/régionale » :
- Un territoire (linguistique) : en l’absence de frontières administrativo-politiques qui délimitent le domaine linguistique, il s’agit tout d’abord de bien déterminer un « territoire » propre qui sera celui d’une éventuelle nation. Des cas conflictuels peuvent apparaître comme celui des Països catalans.
- Une "histoire", l’histoire d’un "peuple", depuis les origines jusqu’à aujourd’hui avec ses héros, ses évènements fondateurs, les dates qui permettront de célébrer la nation, les monuments témoins de cette histoire…
- Une "littérature ancienne" qui se trouve à la base de l’identité du peuple et qui "montre" que cette identité a toujours existé. C’est l’époque au cours de laquelle on redécouvre la poésie médiévale occitane (les Troubadours) ainsi que la lyrique des Trovadores galégo-portugais qui étaient tombés dans l’oubli depuis le Moyen Âge.
Élaboration de la « langue nationale/régionale » :
Le travail d’élaboration (de standardisation et de normativisation), dont les langues soutenues par les États avaient fait l'objet entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle, doit être réalisé pour ces langues non étatiques en quelques décennies afin de les rendre aptes à devenir des langues de l’administration, de l’éducation, de la culture… Des tâches importantes doivent alors être accomplies :
- Le choix d’une norme : il s’agit ici de décider en quelque sorte de l’essence même de la langue, qui deviendra la norme cultivée. Ainsi le rumantsch grischun est la forme unifiée et standardisée du romanche créée en 1982 à partir de ses différents dialectes. Les querelles autour de la norme sont fréquentes : graphie classique vs graphie mistralienne (occitan), norme isolationiste vs norme lusiste (galicien), etc.
- Dans le cas du roumain en moldavie, au choix de la norme s'ajoute celui de l'alphabet : latin ou cyrillique.
L'évolution du corse est à ce sujet particulière car prenant acte de la diversité dialectale, sont reconnues "plusieurs modalités d’existence, toutes également tolérées sans qu’il y ait entre elles hiérarchisation ou spécialisation de fonction. Elle s'accompagne de l'intertolérance entre utilisateurs de variétés différentes sur les plans phonologique et morphologique" (Marcellesi 1983 : 170). C’est ainsi que Marcellesi propose le terme de langue polynomique :
[une langue] dont l’unité est abstraite et résulte d’un mouvement dialectique et non de la simple ossification d’une norme unique, et dont l’existence est fondée sur l’affirmation massive de ceux qui la parlent, de lui donner un nom particulier et de la déclarer autonome des autres langues reconnues (Marcellesi 1983 : 314)
Quelque soit le choix l’entreprise normative ne s'arrête pas là car la norme ou la tolérance normative doit être connue et acceptée par les locuteurs, comme le sont de manière pratiquement spontanée les normes (prescriptives) des langues officielles/nationales d’État peu ou pas du tout mises en question par les locuteurs. Dans le cas des langues minoritaires, l’autorité de la norme reste à construire. L’École, instrument de diffusion et de légitimation de la norme, ne laisse pas toujours de place aux langues régionales, locales… C’est pourquoi le travail normatif s’accompagne dans presque tous les contextes d’une stratégie politique qui agit pour l’établissement d’un enseignement (de la langue / en langue minorée).
À l’image des langues d’État, des institutions normatives pour les langues minoritaires/minorées commencent à voir le jour à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, leur rôle étant d’incarner l’autorité en matière de langue : une autorité qui demeure très faible pourtant, lorsque la langue n’a pas de reconnaissance politique. Au sein de ces institutions sont édités grammaires et dictionnaires « normatifs ».
Un dernier point concernant le chemin vers la reconnaissance de ces langues : la conquête du prestige linguistique (pour des langues considérées jusque-là comme des dialectes ou des variétés basses, voire rurales) à travers tout un travail d’illustration et de dignification de la langue qui passe par la création d’une littérature ouverte à tous les genres : poésie, roman, essai, théâtre…
Le tableau suivant montre une chronologie de la standardisation pour un certain nombre de langues minoritaires :
Ne pouvant pas traiter ici tous les cas de renaissance linguistique en détail, nous allons nous centrer principalement sur trois cas exemplaires pour des raisons très différentes : le catalan, un cas exemplaire d'émergence du nationalisme linguistique ; le galicien, un cas qui permet, entre autres, de relativiser les notions de langue et de dialecte et le cas moldave qui en plus d'apporter des lumières sur la problématique liée à la norme permet d'apprécier le poids de la politique sur les langues et l'importance géostratégique des choix normatifs.